L'intelligence collective :
La notion d’intelligence
collective est née dans les années 60, de l’application, à
la robotique, des analyses des ethologues sur le comportement
des sociétés d’insectes. Comment expliquer chez les insectes,
que chaque individu participe à un comportement collectif
complexe auto-régulé sans pour autant bénéficier d'une vision
globale du but à atteindre ? La réponse réside dans la notion
d'intelligence collective.
Les sociétés d’insectes ont une capacité
à résoudre des problèmes d’une manière très flexible (la colonie
s’adapte aux brusques changements d’environnement) et robuste
(la colonie continue de fonctionner lorsque certains individus
échouent à accomplir leur tâche). Les problèmes quotidiens
résolus par une colonie sont nombreux et de nature très variée
: recherche de nourriture, construction du nid, division du
travail et allocation des tâches entre les individus, etc.
Nous parlons souvent de la société des fourmis comme s’il
s’agissait d’une société humaine hiérarchisée, où un individu,
qui aurait accès à un maximum d'informations, distribuerait
ses ordres à ses congénères. Cette analogie exprime l'idée
répandue, mais fausse, que la complexité des réalisations
d'une société ne peut trouver son origine que dans la complexité
des individus qui la composent.
La réalité est tout autre. Prenons l’exemple des structures
(nids, pièges, réseaux de communication) produites par différentes
espèces animales. Elles prouveraient, dit-on, l’existence
d’une "intelligence animale". Or, la recherche montre qu’il
n’y a pas de corrélation entre la complexité des structures
produites et les capacités cérébrales de l’espèce considérée.
Les sociétés d'insectes nous proposent un modèle de fonctionnement
bien différent du modèle humain : un modèle décentralisé,
fondé sur la coopération d'unités autonomes au comportement
relativement simple et probabiliste, qui sont distribuées
dans l'environnement et ne disposent que d'informations locales.
Dans les sociétés d'insectes, le "projet" global n’est pas
programmé explicitement chez les individus, mais émerge de
l’enchaînement d’un grand nombre d’interactions élémentaires
entre individus, ou entre individus et environnement.
Prises individuellement, les fourmis sont des animaux d'une
extrême stupidité, réagissant de manière très simple à des
stimuli qui ne le sont pas moins. Mais prises comme groupe,
elles travaillent de manière très efficace, prenant toujours
le chemin le plus court vers leur objectif et transportant
avec aisance des objets dix fois plus gros qu'elles-mêmes.
C'est ce que l'on appelle l'intelligence collective, et elle
est construite à partir des nombreuses simplicités individuelles.
Les études réalisées par les éthologistes ont montré que ces
comportements collectifs des insectes sociaux étaient auto-organisés.
L’auto-organisation caractérise des processus au cours desquels
des structures émergent au niveau collectif, à partir d’une
multitude d’interactions simples entre insectes, sans être
codées explicitement au niveau individuel. Certaines interactions
- une fourmi qui suit la piste de phéromone laissée par une
autre - aident à résoudre collectivement des problèmes difficiles,
par exemple trouver le chemin le plus court parmi d'innombrables
voies conduisant à une source de nourriture.
En marchant, les fourmis laissent derrière eux une traînée
de phéromone, des marqueurs chimiques olfactifs que les autres
fourmis suivent de façon instinctive. Lorsqu'une fourmi trouve
un chemin rapide vers une source de nourriture, elle fait
plus vite ses aller-retour vers la fourmilière. La couche
de phéromones tend donc à s'épaissir et à attirer de plus
en plus de fourmis, qui ajoutent leurs propres signaux chimiques
à leur tour. Le chemin découvert par une première fourmi devient
donc une véritable autoroute en peu de temps. Mais d'autres
fourmis continuent à explorer de nouvelles pistes. Si le chemin
principal est bloqué, les fourmis qui se trouvent sur le chemin
principal ne tardent pas à adopter ces alternatives déjà prêtes.
Les insectes ne font pas une analyse préalable de la situation,
suivie d'un échange d'informations destiné à résoudre le problème.
L'existence de quelques règles comportementales "entraînent"
simplement la solution, sans qu'il y ait élaboration de stratégie.
Chez les insectes, la décision n'est pas séparée de l'action.
L'obtention de comportements collectifs très variés et très
élaborés n'exige pas de faire appel à des comportements individuels
très variés ou très élaborés. Le hasard, plus des individus
et des événements nombreux obéissant à quelques règles simples
de caractère autocatalytique, suffisent souvent à organiser
les sociétés d'insectes.
Quelle que soit la complexité individuelle, on retrouve toujours
la dualité entre les niveaux individuel et collectif, et l'émergence
"anonyme" d'une organisation collective.
Les exemples d'intelligence collective sont nombreux, particulièrement
dans les sociétés d'insectes (fourmis, abeilles, termites),
mais aussi dans le système de défense de l'organisme (globules
blancs). L'être humain est une entité collective, formée par
l'assemblage de billions de cellules. A ce titre, il ressemble
à d'autres entités collectives comme les termitières, les
systèmes écologiques ou les sociétés humaines.
Chez l’homme moderne, l’intelligence collective, c’est le
patriotisme. Être un patriote c’est savoir prendre des coups
pour rien; contrairement au politicien qui généralement n’en
prend que pour mieux en donner. Du patriote on retiendra essentiellement
cette aptitude à ne jamais penser à ce que l’on perd lorsque
l’on décide de se lancer dans la défense d’une bonne cause.
Une "bonne cause" c'est une force qui oriente ceux qui, même
dans l’adversité, arrivent à se trouver disponible, pour comprendre
ou résoudre les problèmes des autres concitoyens. Aussi étonnant
que cela puisse paraître, les fourmis elles, ont bien “compris”
l’extrême puissance de cette dévotion pro-communautaire, inconsciente
et innée de l’individu sur la stabilité et la pérennité de
leur monde.
Au niveau de l'homme le problème de l'intelligence collective
est simple à énoncer mais difficile à résoudre. Des groupes
humains peuvent-ils avoir collectivement un comportement plus
intelligent, plus sage, plus savant, plus imaginatif que celui
des personnes qui les composent ?
Comment coordonner les intelligences pour qu'elles se multiplient
les unes par les autres au lieu de s'annuler ? Y a-t-il moyen
d'induire une valorisation réciproque, une exaltation mutuelle
des capacités mentales des individus plutôt que de les soumettre
à une norme ou de les rabaisser au plus petit commun dénominateur
? On pourrait interpréter toute l'histoire des formes institutionnelles,
des langages et des technologies cognitives comme des essais
plus ou moins heureux pour résoudre ces problèmes.
Pourtant si les gens sont tous intelligents à leur manière,
les groupes déçoivent souvent. On sait que, dans une foule,
les intelligences des personnes, loin de s'additionner, auraient
plutôt tendance à se diviser.
Sans doute de bonnes règles d'organisation et d'écoute mutuelle
suffisent-elles à la valorisation réciproque des intelligences
dans les petits groupes. Mais au delà d'un ordre de grandeur
de la dizaine de milliers de personnes, la planification hiérarchique
et la gestion de l'humain par catégories massives ont longtemps
semblé inévitables.
Pourquoi le "monde de la culture" exerça-t-il longtemps un
tel attrait ? Probablement parce qu'il approcha, à sa façon
élitiste et imparfaite, d'un idéal de l'intelligence collective.
Voici quelques-unes des normes sociales, valeurs et règles
de comportements censées régir (idéalement) le monde de la
culture : évaluation permanente des oeuvres par les pairs
et le public, réinterprétation constante de l'héritage, irrecevabilité
de l'argument d'autorité, incitation à enrichir le patrimoine
commun, coopération compétitive, éducation continue du goût
et du sens critique, valorisation du jugement personnel, souci
de la variété, encouragement à l'imagination, à l'innovation,
à la recherche libre.
Un des meilleurs signes de la proximité entre ce monde de
la culture et les collectifs intelligents est son engagement
(de principe) à mettre le pouvoir entre parenthèses. L'idéal
de l'intelligence collective est que chaque être humain pourrait,
devrait, être respecté comme un artiste ou un chercheur dans
une république des esprits.
Un tel programme sonne utopique. Pourtant, la clé de la puissance
économique, politique ou même militaire réside précisément
dans la capacité à produire des collectifs intelligents. Il
ne faut pas nier l'existence des relations de pouvoir ou de
domination, mais seulement les désigner pour ce qu'elles sont
: des entraves à la puissance de l'organisation. Car une société
partout intelligente sera toujours plus efficiente qu'une
société intelligemment dirigée.
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