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L'origine du Graal :                                                                             

 

Le mythe du Graal intrigue les hommes depuis longtemps.
Qu'est-ce exactement que le Graal ? Où se cache-t-il ? A quoi sert-il ?
Nombreux sont les chercheurs qui ont tenté de répondre à ces questions.

D'un point de vue historique, c'est Chrétien de Troyes, vers 1181-1191, qui a parlé le premier du Graal dans son roman inachevé "Perceval / Le conte del Graal". Ce livre parle d'UN graal accompagné d'une lance qui saigne. Il est alors représenté comme un plat sur lequel est posée l'hostie servant à maintenir en vie le roi pêcheur. D'ailleurs, les plus anciennes représentations graphiques du Graal, au13ème siècle (- voir ici -) lui donnent la forme d'un plat (peut-être une sorte d'écuelle très large comme en utilisaient les Gallois). "graal", "grasal" ou "gradal" ("gréaux" au pluriel) désigne alors une sorte de large plat creux à viande.

Peu après, Robert de Boron écrit "Joseph d'Arimathie" / l'"Estoire dou Graal" vers 1190-1199, où il parle de Merlin qui dirige la table ronde et envoit les chevaliers chercher le Graal en Avalon, ce qui permettrait au roi pêcheur de mourir en paix. Cette fois le Graal est décrit comme étant l'écuelle ou le calice de la Cène, dans lequel Joseph d'Arimathie aurait recueilli le sang du Christ. Seul Galaad, le fils de Lancelot, arrivera à voir ce qu'il y a dedans.

Puis, vers 1195 et 1200, le pseudo-Wauchier écrit une première continuation au "Conte del Graal" de Chrétien de Troyes, où il explique que le Graal est une sorte de vase d'abondance.

Puis, vers 1191 - 1212, des Clunisiens écrivent "Perlesvaut" ou "Li Hauz Livres du Graal", qui présente une suite assez spéciale aux aventures de Lancelot. Au cours d'une messe, le Graal y apparaît "en cinq formes différentes que l'on ne doit pas dire, car il ne faut pas dire les choses secrètes des sacrements".

Ensuite, Vers 1203 - 1204, Wolfram von Eschenbach écrit "Parzival", oeuvre qu'il prétend inspirée d'un auteur provençal appelé "Kyot" ( Guiot) mais qui contient des passages repris à Chrétien de Troyes. Dedans il explique que le Graal a été taillé dans une émeraude tombée du front de Lucifer. Cette pierre porte le nom de "Lapsit exillis", ce qui peut signifier "Lapis coelis" (pierre venu du ciel) ou "Lapis Elixir" (ce qui peut désigner la pierre philosophale). Cette pierre fournit la "nourriture spirituelle" et permet de prolonger la vie :
"C'est par la vertu de cette pierre que le phénix se consume et devient cendres, puis renait de ses cendres. C'est grace à cette pierre que le phénix accomplit sa mue pour resplendir ensuite aussi beau qu'auparavant." (Allusion à la résurrection de Jésus).
Selon Wolfram von Eschenbach, le Graal est gardé par les Templiers à Munsalwäsche / Montsalvage. En fait ces prétendus "Templiers" sont plus exactement des "Templistes" (Templeise) si on traduit correctement le mot allemand. Et le Montsalvage est le "Mont sauvage" et non pas le Montségur des Cathares. Montsalvage n'étant que la traduction du nom de la ville de Wildenberg où Wolfram écrivait (Plus tard, Wagner reprendra ce nom sous la forme "Monsalvat").
Dans ce texte (où certains croient voir une influence manichéenne), la messagère du Graal est la sorcière Kundry.

Puis vers 1190 - 1210 (ou 1210 - 1220), Païen de Maisières écrit "La Demoiselle à la mule / La Mule sans frein", un roman dont le chevalier Gauvain est le héro. Ici, la messagère du Graal s'appelle « la "Demoiselle à la mule ».

Ensuite, vers 1205 - 1210, Wauchier de Denain écrit une 2ème continuation au "Conte del Graal" de Chrétien de Troyes, où l'on voit Perceval rencontrer la "fille à l'échiquier", qui est la messagère du Graal. (On remarque une influence manichéenne dans ce texte).

Ensuite, vers 1205-1212, Robert de Boron écrit le "Didot-Perceval" / "Perceval en prose ». On y apprend que le roi pêcheur serait Bron, le grand-père de Perceval et qu'il était tombé en léthargie car son petit-fils s'était assis sur le "siège périlleux", commettant ainsi un sacrilège .

Puis vers 1215 - 1225, Manessier écrit une 3ème continuation au "Conte del Graal" de Chrétien de Troyes. Celle-ci termine la 2ème continuation de Wauchier. (On remarque encore une influence manichéenne dans ce texte).

Puis vers 1226 - 1230, Gerbert de Montreuil écrit une quatrième continuation au "Conte del Graal" de Chrétien de Troyes. Il explique que c'est la mort qui a interrompu Chrétien de Troyes dans son écriture du Conte du Graal.

- Vers 1225 -1228 est écrite la "Vulgate Lancelot / Lancelot en prose / Lancelot-Graal" qui regroupe l'"Estoire del Saint-Graal", "l'Estoire de Merlin / Vulgate Merlin", le "Livre d'Artus", "Lancelot du Lac", "La quête du Saint Graal" et "La mort le roi Artu". On y voit Merlin fonder les chevaliers de la table ronde et les envoyer chercher le Graal qui est une assiette dans laquelle Jésus a mangé. On y voit aussi Galaad, le fils de Lancelot.

Vers 1220-1230 est écrit le "Cycle Post-Vulgate" / "Suite Post-Vulgate" / "Roman du Graal" qui reprend les histoires de la "Vulgate-Lancelot". Ce livre est divisé en "L'Estoire del Saint Grail", "L'Estoire de Merlin", "La Queste del Saint Graal" et "La Mort Artu".

Vers 1230, Heinrich von dem Türlin écrit "Diu Crône" ("La Couronne") . Il y racontre que c'est Gauvain (et non Galaad) qui a découvert le Graal (Histoire inspirée de "La Demoiselle à la Mule").

Vers 1230, Hélinand de Froidmont écrit la « Chronique latine » où il dit ceci sur le Graal :
"(Il est) appelé gradalis ou gradale en français, est un plat à sauce large et assez profond dans lequel la nourriture raffinée est présentée de façon cérémonielle, en différentes couches, en gradin (gradatim). Les gens du peuple l'appellent greal car il agréé". Il est fait d'argent ou d'un autre métal précieux afin de mettre en valeur son coûteux contenu".

Ensuite, vers 1230 -1234 ou 1235-1240, dans la "Suite de Merlin" / « Huth-Merlin » qui continue le "Cycle post-Vulgate", il est dit que c'est Balain qui a blessé Pellehan le roi pêcheur. On y voit également Peredur (Perceval) rencontrant un roi boiteux et un cortège portant une lance et une tête coupée posée sur un plat (= le Graal) :
"... Là-dessus, il pouvait voir deux jeunes hommes entrant dans la salle, et avec eux il y avait une lance de grande taille, et trois ruisseaux de sang qui s'en écoulaient. de la pointe au sol ... L'homme ne dit pas à Peredur ce que c'était, et celui-ci ne le lui demanda pas. Quand la rumeur se fut calmée, voici deux jeunes filles qui arrivent, avec un grand plateau entre elles, avec dedans la tête d'un homme baignant dans du sang."
Peredur rencontre aussi la messagère du Graal : c'est une femme sur une mule. Elle lui apprend que cet homme décapité et ce roi blessé ont été les victimes des neuf sorcières de Kaer Loyw (Gloucester). Et il lui est demandé de les venger.

Par la suite, de nombreux livres seront encore écrits, puis ce sujet passera de mode à la renaissance.
Il faudra attendre le XIXème siècle pour que l'intérêt pour le Graal refasse peu à peu surface. Et de nombreux auteurs tenteront de découvrir les origines de cette légende.

L'origine celtique du mythe du Graal va être proposée par plusieurs chercheurs.
Ainsi le texte du « Huth-Merlin » pourrait être la version primitive de l'histoire du Graal.
On remarquera cependant que, dans la plus ancienne version de "Peredur fils d'Evrawc" (insérée dans le manuscrit "MS.Peniarth 7") datant de la fin du XIIIème siècle, le passage de la lance et de la tête coupée n'existe pas encore. On aurait donc plutôt affaire à une adaptation galloise tardive du "Perceval" de Chrétien de Troyes.

Certains on également rapproché Bron, le roi pêcheur selon Robert de Boron, du géant Bran Vendigeit (Bran le béni) dont il est question dans le "Mabinogion de Branwen". D'aprés ce texte, un géant noir, un nain et une sorcière, surgis d'un lac d'Irlande, auraient offert un vase magique (ou un chaudron ?) à Bran Vendigeit pour le récompenser de son hospitalité. Ce vase avait la propriété de guérir les blessures mortelles, et même de rendre la vie; mais de peur que la personne ressuscitée ne révélât le secret de sa guérison, elle recouvrait la vie sans l'usage de la parole.
Cela pourrait faire penser au Graal … bien que ce dernier avait plutôt pour fonction de nourrir que de guérir ou de rendre la vie.

Le Graal pourrait plutôt être comparé au chaudron d'abondance du dieu irlandais Dagda, apporté de Murias, une des îles au nord du Monde.

Et dans le "Mabinogion de Culhwch et Olwen" et le "Butin d'Annwn", ont voit également les hommes d'Arthur aller en Irlande pour y voler un chaudron magique.

Cependant il existe une autre piste : Celle d'une influence du texte des "Métamorphoses" d'Ovide.

En effet, on sait que Chrétien de Troyes avait effectué des traductions de plusieurs livres d'avide, très à la mode à son époque.
Et dans les années 1170, dans l'introduction de son livre "Cligès", il disait que celui-ci était l'adaptation de quatre textes d'Ovide : l'Art d'Aimer, les Remèdes à l'Amour, l'histoire de Pelops et l'histoire de Térée.

Pour comparer le texte "Perceval / Le conte del Graal" de Chrétien de Troyes avec les "Métamorphoses" d'avide, commençons par extraire le passage du premier ou apparait le Graal :

Il (Perceval) tient chemin toute la journée, sans faire rencontre de nulle créature terrienne qui lui sache indiquer sa voie. Sans cesse il fait prière à Dieu, le Père Souverain, Lui demandant, s'il le veut bien, de trouver sa mère en bonne vie et en santé.
Il priait toujours quand, descendant d'une colline, il parvient à une rivière. L'eau en est rapide et profonde. Il n'ose s'y aventurer.
"Seigneur, s'écrie-t-il, si je pouvais passer cette eau, je crois que je retrouverais ma mère si elle est encore en ce monde !"
II a longé la rive. Approche d'un rocher entouré d'eau qui lui interdit le passage. A ce moment, il voit une barque qui descend au fil du courant. Deux hommes y sont assis. Sans bouger il les attend, espérant les voir au plus près. Mais ils s'arrêtent au milieu de l'eau, ancrent leur barque fortement. L'homme à l'avant de la barque pêche à la ligne, piquant à l'hameçon le leurre d'un petit poisson pas plus gros que menu vairon.
Le chevalier qui les regarde, ne sait comment il peut passer cette rivière. Il salue les gens. Il leur dit :
"Seigneurs, me direz-vous où il est un pont ou un gué ?"
Le pêcheur lui répond :
"Non, frère, vingt lieues en aval ou amont il n'est ni gué, ni pont, ni barque plus grande que celle-ci qui ne porterait pas cinq hommes. On ne peut passer un cheval. Il n'est ni bac, ni pont, ni gué."
- "Par le nom de Dieu, dites-moi où je trouverai un logis pour cette nuit."
- "Vous en aurez besoin, c'est vrai. De logis comme d'autre chose. C'est moi qui vous hébergerai pour cette nuit. Montez par cette brèche que vous voyez là dans la roche. Quand vous serez dessus le haut, vous apercevrez un vallon et une maison où j'habite près de la rivière et des bois."

Pousse son cheval par la brèche jusqu'au sommet de la colline. Il regarde au loin devant lui mais ne voit rien que ciel et terre.
"Que suis-je ici venu chercher sinon niaiserie et sottise ? Que Dieu couvre de male honte qui m'a enseigné mon chemin ! Vraiment, je vois une maison à découvrir ici en haut! Pêcheur, tu m'as dit un beau conte ! Tu as été trop déloyal si tu me l'as dit pour me suivre !"
A peine a-t-il ainsi parlé qu'il aperçoit en un vallon la pointe d'une tour. De ce lieu-ci jusqu'à Beyrouth on n'eût point trouvé une tour si bien plantée! Oui, c'était une tour carrée de pierre bise et deux tourelles. L'était en avant une salle et, devant la salle, des loges.
Le cavalier descend par là.
"Celui qui m'enseigna la voie, il m'a bien conduit à bon port !"
Maintenant se loue du pêcheur et, comme il sait où héberger, ne le traite plus de tricheur ou de félon ou de menteur. Joyeux il s'en va devers la porte. Trouve baissé le pont-levis.
Tout juste est-il dessus le pont qu'il rencontre quatre valets. Deux valets ôtent son armure, un autre emmène son cheval, lui donner avoine et fourrage; le dernier vient au cavalier et lui recouvre les épaules d'un manteau de fin écarlate neuf et brillant. Les valets le mènent aux loges. D'ici au moins jusqu'à Limoges on n'en eût trouvé de si belles. Le cavalier s'y attarde jusqu'au temps où viennent le quérir deux serviteurs. Il les suit. Au milieu d'une vaste salle carrée se trouve assis, un prudhomme de belle mine, aux cheveux déjà presque blancs. Il est coiffé d'un chaperon de zibeline aussi noire que mûre. S'enroule autour du chaperon une étoffe de pourpre. De mêmes matières et couleurs est faite la robe du prudhomme. Penché, il s'appuie sur son coude. Au milieu de quatre colonnes, devant lui brûle un clair grand feu. Si grand que quatre cents hommes au moins auraient pu se chauffer autour sans que la place leur manquât. Les hautes et solides colonnes qui soutenaient la cheminée étaient œuvres d'airain massif. Accompagné des deux valets, devant ledit seigneur paraît l'hôte qui s'entend saluer : "Ami, vous ne m'en voudrez point si pour vous faire honneur je ne puis me lever : mes mouvements sont malaisés"

L'hôte répond : "Au nom de Dieu n'ayez souci ! Toutes choses sont bien ainsi."
Le prudhomme s'en soucie si fort qu'il fait effort pour se soulever de son lit.
Il dit : "Ami, ne craignez point! Approchez-vous! Asseyez-vous tout près de moi. Je vous l'ordonne."
L'hôte s'assoit. Et le prudhomme lui demande:
"Ami, d'où venez-vous aujourd'hui ?"
- "Sire, ce matin j'ai quitté un château nommé Beaurepaire."
- "Dieu me garde! Vous avez eu longue journée! Ce matin vous étiez en rouie avant que le guetteur ait corné l'aube !"
- "Non sire. C'était déjà prime sonnée, je vous assure."
Pendant qu'ils parlent entre un valet, une épée pendue à son cou. Il l'offre au seigneur qui la sort un peu du fourreau et voit clair où l'épée fut faite car c'est écrit dessus l'épée. Il la voit d'un acier si dur qu'en aucun cas elle ne se brise sauf un seul. Et seul le savait qui l'avait forgée et trempée.
Le valet, qui l'avait portée, dit :
"Sire, la blonde pucelle, votre nièce la belle, vous fait présent de cette épée. Jamais n'avez tenu arme plus légère pour sa taille. La donnerez à qui vous plaira, mais ma dame en serait contente si cette épée était remise aux mains de qui serait habile au jeu des armes. Qui la forgea n'en fit que trois. Comme il mourra, n'en pourra jamais forger d'autre."
Sitôt le seigneur la remet au jeune hôte, la présentant par les attaches valeureuses telle un trésor. Car le pommeau était en or, de l'or le plus fin d'Arabie ou bien de Grèce, le fourreau d'orfroi de Venise. Si précieuse, il lui en fait don :
"Beau sire, cette épée fut faite pour vous. Et je veux qu'elle soit à vous. Ceignez-la et dégainez-la."
Ainsi fait le jeune homme en remerciant. Et, la ceignant, laisse un peu libre le baudrier. Tire l'épée hors du fourreau et, quand il l'a un peu tenue, il la remet. Elle lui convient à merveille, au baudrier comme au poing. Et il paraît bien être l'homme à en jouer en vrai baron. 
II confie l'épée au valet gardant ses armes, qui se tient debout près des autres autour du grand feu vif et clair. Puis volontiers vient se rasseoir auprès du généreux seigneur. Telle clarté font dans la salle les flambeaux qu'on ne pourrait trouver au monde un hôtel plus illuminé !

Comme ils pariaient de choses et d'autres, un valet d'une chambre vint, qui lance brillante tenait, empoignée par le milieu. Il passa à côté du feu et de ceux qui étaient assis. Coulait une goutte de sang de la pointe du fer de lance et jusqu'à la main du valet coulait cette goutte vermeille. Le jeune hôte voit la merveille et se roidit pour n'en point demander le sens. C'est qu'il se souvient des paroles de son maître en chevalerie. Ne lui a-t-il pas enseigné que jamais ne faut trop parler ? Poser question c'est vilenie. Il ne dit mot.
Deux valets s'en viennent alors, tenant en main des chandeliers d'or fin œuvré en nielle. Très beaux hommes étaient ces valets qui portaient les chandeliers. En chaque chandelier brûlaient dix chandelles à tout le moins. Une demoiselle très belle, et élancée et bien parée qui avec les valets venait, tenait un graal entre ses mains. Quand en la salle elle fut entrée avec le Graal qu'elle tenait, une si grande lumière en vint que les chandelles en perdirent leur clarté comme les étoiles quand se lève soleil ou lune. Derrière elle une autre pucelle qui apportait un plat d'argent. Le Graal qui allait devant était fait de l'or le plus pur. Des pierres y étaient serties, pierres de maintes espèces, des plus riches et des plus précieuses qui soient en la mer ou sur terre. Nulle autre ne pourrait se comparer aux pierres sertissant le Graal. Ainsi qu'avait passé la lance, devant lui les pierres passèrent. D'une chambre en une autre allèrent. Le jeune homme les vit passer, mais à nul n'osa demander à qui l'on présentait ce Graal dans l'autre chambre, car toujours il avait au cœur les paroles de l'homme sage, son maître en chevalerie.
Je crains que les choses ne se gâtent car il m'est arrivé d'entendre que trop se taire ne vaut parfois guère mieux que trop parler. Donc, qu'il en sorte heur ou malheur, l'hôte ne pose nulle question.
Le seigneur commande alors d'apporter l'eau, mettre les nappes. Et font ainsi les serviteurs. Lors le seigneur comme son hôte lave ses mains, dans une eau chauffée tout à point. Deux valets apportent une large tour d'ivoire faite d'une pièce, la tiennent devant le seigneur et son hôte. D'autres valets mettent en place deux tréteaux doublement précieux : de par leur bois d'ébène ils dureront un très long temps; nul danger qu'ils brûlent ou pourrissent. Rien de tel ne saurait leur advenir. Sur ces tréteaux les valets ont posé la table; sur la table étendu la nappe. Que dirai-je de cette nappe ? Jamais légat ni cardinal ni pape ne mangera sur nappe plus blanche! Le premier plat est une hanche de cerf, bien poivrée et cuite dans sa graisse. Boivent vin clair et vin râpé servi dedans des coupes d'or. C'est sur un tailloir en argent que le valet tranche la hanche et en dispose chaque pièce sur un large gâteau.
Alors, devant les deux convives une autre fois passe le Graal, mais le jeune homme ne demande à qui l'on en sert. Toujours se souvient du prudhomme l'engageant à ne trop parler. Mais il se tait plus qu'il ne faudrait.

A chaque mets que l'on servait, il voit repasser le Graal par-devant lui tout découvert. Mais ne sait à qui l'on en sert. Point n'a désir de le savoir. Il sera temps de demander à l'un des valets de la cour le lendemain dès le matin quand il quittera le seigneur et tous ses gens.
On lui sert à profusion viandes et vins les plus choisis, les plus plaisants qui sont d'ordinaire sur la table des rois, des comtes, des empereurs.
Quand le repas fut terminé, le prudhomme retint son hôte à veiller pendant que les valets apprêtaient les lits et les fruits. On leur offrit dates, figues et noix-muscades, grenades, girofles, électuaire pour terminer et encore pâte au gingembre d'Alexandrie et gelée d'aromates.
Ils burent ensuite de plusieurs breuvages : vin au piment sans miel ni poivre, bon vin de mûre et clair sirop.
Le Gallois s'émerveille de tant de bonnes choses qu'il n'avait jamais goûtées.
Enfin le prudhomme lui dit : "Ami, c'est l'heure du coucher. Si vous me permettez je vais retrouver mon lit dedans ma chambre. Hélas, je n'ai nul pouvoir sur mon corps ! Il faut que l'on m'emporte."
Entrent alors quatre serviteurs très robustes qui saisissent la courtepointe où le seigneur demeure couché et l'emportent dedans sa chambre.
Le jeune homme reste là, seul avec valets pour le servir et prendre bien soin de lui. Puis quand le sommeil le gagne, ils le déchaussent, le dévêtent et le couchent dans un lit garni de draps de lin très fins. Jusqu'au matin il y dormit.

Dès le point du jour s'éveilla. Toute la maison était déjà levée mais personne ne se trouvait auprès de lui. Il lui faudra donc s'habiller seul, qu'il le veuille ou non. N'attend une aide de quiconque, se lève et se chausse, va prendre ses armes posées là sur la table proche. Dès qu'il est prêt, il va de porte en porte qui étaient ouvertes la veille. Mais c'est en vain : portes fermées et bien fermées! Il appelle, il frappe très fort et encore plus, mais personne ne lui répond.
Il en est là, va à la porte de la salle. Elle est ouverte. Il en descend tous les degrés jusqu'en bas. Il trouve son cheval sellé, sa lance auprès de là et son écu contre le mur. Il monte et va partout cherchant mais il ne rencontre personne : sergent, écuyer ni valet. Le pont-levis est abaissé vers la campagne. Nul n'a donc voulu le retenir, quelle que soit l'heure, quand il voudrait quitter ce lieu! Mais il pense bien autrement : ce sont les valets, se dit-il, qui sont partis sur le chemin de la forêt relever des pièges et des cordes. Va donc aller de ce côté pour en trouver quelqu'un, peut-être, qui dise où l'on porte ce Graal et pourquoi cette lance saigne. Passe le pont pensant ainsi, mais quand il est dessus la planche il sent bien que les pattes de son cheval bondissent d'un coup. Par bonheur elles sautent à merveille, sinon cheval et cavalier auraient pu s'en tirer très mal! Il tourne la tête en arrière et voit qu'on a levé le pont sans que nul se soit montré. Il appelle, mais point de réponse.
Il crie : "Dis-moi, toi qui as levé le pont : Réponds-moi! Où te caches-tu ? Montre-toi, car j'ai quelque chose à te dire !"
Vaines paroles ! Nul ne lui répondra… 

Un peu plus loin, dans le texte, Perceval rencontre un ermite qui est son oncle et qui lui révèle ceci à propos du roi pêcheur (v. 6343-6354) :

"Quant au riche Roi Pêcheur, crois-le, il est le fils de celui qui se fait servir avec le Graal.
Mais ne va pas t'imaginer qu'il ait brochets, lamproies ou saumons : c'est d'une seule hostie, apportée
dans ce Graal, nous le savons, que ce saint homme soutient et fortifie sa vie. Le Graal est chose si sainte et lui si pur esprit qu'il ne lui faut pas autre chose que l'hostie qui vient dans le graal."

Maintenant comparons avec des extraits du livre VIII des "Métamorphoses" d'Ovide …

Aux versets 8:547-570, il nous est raconté que Thésée, bloqué par un fleuve, est invité dans son palais par un personnage souffrant d'une mutilation : le dieu-fleuve Achéloüs en personne :

… Thésée cependant qui avait pris sa part à la chasse commune
(la chasse au sanglier de Calydon, que l'on peut comparer à la chasse
du sanglier Twrch Trwyth chez les Celtes)
partait pour la citadelle d'Érechthée, protégée par la Tritonide.
Achéloüs (dieu du fleuve Aspropotamos) tout gonflé de pluie, lui coupa la route et le retarda
dans sa marche : « Illustre Cécropide, entre dans ma demeure, » dit-il
« ne confie pas ta vie à la rapacité des flots.
(…)
Le fils d'Égée (Tésée) approuva et répondit : "Acheloüs, j'userai
de ta demeure et de ton conseil." Et il usa de l'une et de l'autre.
Il pénétra dans un atrium fait de pierre ponce pleine de trous
et de tuf non poli ; une mousse légère gardait la terre humide,
conques et autres coquillages alternés tapissaient le haut plafond.
Et comme Hypérion (le Soleil) avait déjà parcouru les deux tiers du jour,
Thésée et ses compagnons d'épreuves prirent place sur des lits ;
d'un côté, le fils d'Ixion, de l'autre, le héros de Trézène, Lélex,
aux tempes couvertes déjà de quelques cheveux blancs,
puis tous ceux que le fleuve d'Acarnanie (Achéloüs), tout heureux d'accueillir
un hôte si prestigeux, avait jugés dignes du même honneur… 

>>>>>>> Ce passage peut avoir inspiré celui où Perceval, bloqué par une rivière, rencontre le roi pêcheur.

Ensuite, arrivés dans le palais du dieu Achéloüs, Thèse et ses compagnons sont invités à un banquet.
Pour se distraire, Lelex leurs raconte l'histoire de Philémon et Baucis qui avaient reçu chez eux les dieux Jupiter et Mercure descendus sur Terre incognito.
Aux versets 8:679-681, une coupe se transforme, au contact des deux dieux, en vase d'abondance se remplissant mystérieusement au fur et à mesure qu'on puise dedans :

Pendant ce temps, ils voient que le cratère tant de fois vidé
se remplit spontanément et que le vin augmente en quantité.
Ce fait étrange les frappe de stupeur et de crainte.

>>>>>>> Ce passage peut avoir inspiré le concept du Graal, en tant que vase d'abondance.

Ensuite, aux versets 8:739-8720, c'est au tour d'Achéloüs de raconter une histoire. Il conte celle d'Érysichthon et de sa fille Mnestra / Mestra :

Son père (Érysichthon père de Mnestra) était un être qui méprisait la puissance divine,
et ne brûlait sur les autels nulle offrande odorante.
On dit même qu'il avait profané un bois consacré à Cérès (Déméter)
et outragé ses antiques forêts à coups de hache et de cognée.
En ces lieux se dressait un chêne immense, au tronc séculaire,
constituant une forêt à lui seul, tout entouré de bandelettes,
d'ex-voto et de guirlandes, preuves qu'un voeu s'était réalisé.
(…)
Il ordonna à ses serviteurs d'abattre le chêne sacré.
(…)
Lorsque la main impie eut porté un coup sur le tronc du chêne,
du sang s'écoula de l'écorce blessée
(…)
Atterrées par le dommage qu'elles et la forêt ont subi, les Dryades,
ses soeurs, en vêtements noirs, se rendent toutes chez Cérès ;
en pleurs, elles la prient d'infliger un châtiment à Érysichton.
La toute belle les approuva et, d'un mouvement de tête,
ébranla les champs chargés de lourdes moissons.
Elle met en oeuvre un type de châtiment qui inspirerait la pitié
si suite à ses actes ce criminel pouvait apitoyer quelqu'un :
le tourment par la Faim, funeste fléau.
(…)
La Faim exécuta les ordres de Cérès, bien que toujours toutes deux
agissent à l'opposé l'une de l'autre ; transportée par le vent
à travers les airs jusqu'à la demeure indiquée, la Faim gagne aussitôt
la chambre du profanateur, enfoncé dans un profond sommeil
(c'était la nuit). Elle entoure le personnage de ses deux bras,
se laisse aspirer par lui, lui souffle son haleine dans la gorge, la poitrine
et la bouche, répandant dans ses veines le désir de manger…

>>>>>>>> Il est peut-être possible que le passage de l'arbre qui saigne ait inspiré l'idée de la lance qui saigne, présentée à Perceval. Mais la suite, dans les versets 8:843-878, est plus intéressante : on y voit Érysichthon tellement rongé par la faim qu'il se ruine en achats de nourriture …

… Et déjà à cause de sa faim et du gouffre de son ventre sans fond
il avait réduit son patrimoine, sans avoir atténué, même alors,
sa terrible fringale et le feu ardent de son gosier inapaisé.
Enfin, une fois sa fortune engloutie dans ses entrailles,
il lui restait une fille (Mnestra), qui ne méritait pas un tel père.
Sans ressources, il la vend elle aussi ; par fierté elle refuse un maître
et, mains tendues au-dessus des flots tout proches, elle dit :
"Arrache-moi à mon maître, toi qui as l'avantage
d'avoir ravi ma virginité !" Neptune avait eu cet avantage,
et il ne rejeta pas sa prière : alors que le maître derrière elle
venait de l'apercevoir, Neptune la revêt d'une forme nouvelle,
d'un visage d'homme, et d'une tenue appropriée aux pêcheurs.
La voyant, le maître dit : "Toi qui tiens tes hameçons de bronze
suspendus, dissimulés sous de maigres appâts, et qui manies le roseau,
je te souhaite une mer toujours calme, des poissons dans l'onde,
toujours confiants, qui ne voient l'hameçon qu'après être ferrés.
Il y a peu, une fille mal habillée, les cheveux en désordre,
était debout sur ce rivage, oui, je l'ai vue debout sur le rivage.
Dis-moi où elle est ; car ses pas ne vont pas plus loin."
Elle comprit que l'intervention du dieu arrivait à point nommé, et amusée
d'être interrogée sur elle-même, elle rétorqua à son interlocuteur :
"Qui que tu sois, excuse-moi. Je n'ai pas quitté ces eaux des yeux
pour regarder ailleurs, et je suis resté absorbé par mon travail.
Et pour que tu n'en doutes pas, je souhaite que le dieu des eaux m'aide
dans mon métier seulement si personne, moi excepté évidemment,
et surtout aucune femme, n'a paru depuis longtemps sur ce rivage".
Son maître la crut, fit demi-tour et, foulant le sable sous ses pas,
s'en alla, bien dupé. Quant à elle, sa forme lui fut rendue...

>>>>>>>> Il est possible que ce passage ait également inspiré le personnage du roi-pêcheur.
Mais la suite apporte des éléments suplémentaires.
Dans les versets 9:81-100, Achelous raconte comment il a été blessé en se battant contre Hercule :

"… Changé en taureau, je reprends la lutte.
Hercule, par la gauche, entoure de ses bras mon encolure.
Je fonce, et lui, me tirant, me poursuit, pèse sur mes cornes
et les fiche dans le sol dur, me terrassant sur l'épaisse couche de sable.
Et cela n'était pas suffisant ; tenant dans sa main droite
une de mes puissantes cornes, il l'arracha de mon front qu'il mutila.
Des Naïades la remplissent alors de fruits et de fleurs odorantes,
la consacrent aux dieux, et la Bonne Abondance est riche de ma corne".
Il avait parlé. Une nymphe, une de ses servantes, court vêtue
à la façon de Diane, cheveux épars sur ses deux épaules,
s'avança et apporta dans la corne opulente, comme seconds services,
des fruits délicieux, représentant l'automne tout entier.
Le jour se lève, et quand le premier rayon du soleil frappe les cimes,
les jeunes gens s'en vont : ils n'attendent pas, en effet,
que les flots retrouvent la paix et leurs paisibles cascades,
que toutes les eaux regagnent leur lit. Achéloüs enfouit
dans les ondes son visage champêtre et sa tête amputée d'une corne.
La perte de l'ornement qui lui avait été ainsi ôté lui pesa sans doute,
mais pour le reste, il est sauf ; et même sa blessure à la tête,
il la dissimule sous des feuilles de saule ou des roseaux.

>>>>>>>> Ce passage peut avoir inspiré deux choses : le concept du roi méhaigné (blessé), et le concept du Graal, vase d'abondance porté par une jeune fille lors d'un banquet.

Devant toutes ces ressemblance, on peut penser que Chrétien de Troyes s'est bien inspiré du livre 8 des "Métamorphoses" d'Ovide. D'ailleurs il prétendait lui-même que son livre s'inspirait d'un texte que lui avait remis le comte Philippe de Flandre ("C'est le Conte du Graal, dont le comte Philippe lui a confié le livre")… on peut penser que ce livre était celui d'Ovide.

Finalement ça nous donne l'explication de ce qu'était vraiment le Graal à l'origine : la corne d'abondance (cornucopia). Pour Ovide celle-ci était issue de la corne perdue d'Achéloüs. Les Grecs avaient une autre version : elle était une corne de la Chèvre Amalthée (ou une corne de la chèvre de la nymphe Amalthée).
On peut suppposer qu'Ovide, dans son livre, voulait suggérer que la faim insatiable d'Érysichthon aurait peut-être pu être apaisée par la corne d'abondance.

Cependant, même s'il est prouvé que Chrétien de Troyes avait bien traduit des textes d'Ovide, et même s'il est probable qu'il s'en soit inspiré… il reste quand même un problème : En effet, il semble bien que, contrairement à ce qu'on pensait, Chrétien de Troyes n'ait pas été le premier auteur à parler du Graal !
En effet : Vers 1140 -1163, le troubadour Rigaut de Barbezieux avait déjà cité le Graal dans un poème :
"De même que Persavaus (Perceval), du temps où il vivait, fut si troublé par sa contemplation que jamais il ne sut demander à quoi servaient la lance et le grazaus (graal), de même en est-il de moi, Mieux que Dame, quand je vois votre gracieuse personne".

De plus, selon Usserius (1581-1656), un hermite breton aurait eu une vision angélique du bassin (paropsyde) dans lequel Jésus avait fait la cène. Et il en aurait écrit une « Histoire du Gradal », en latin un peu après 1145. Mais c'est là une affirmation qui reste dénuée de preuves.