Le
"Discours véritable" de Celse :
Celse était un philosophe grec platonicien
(mais selon Origène il aurait été plutôt
épicurien) qui, au nom de la raison, a durement critiqué
les Chrétiens de son époque. Ainsi, vers 161-164
ou 176-180, il aurait écrit le livre "Alêthês
Logos" ("Discours Véritable") où
il critiquait méthodiquement tout ce qui lui semblait
absurde dans les croyances chrétiennes.
Ce texte est intéressant car il expose le point de
vue des Romains païens sur le Christianisme. En outre
il révèle certains faits sur Jésus qui
seront ensuite oubliés par les croyants et les historiens.
Exemples :
"En réalité,
tu (Jésus) es originaire d'un petit hameau de la Judée,
fils d'une pauvre campagnarde qui vivait de son travail. Celle-ci,
convaincue d'adultère avec un soldat Panthère,
fut chassée par son mari, charpentier de son état.
Expulsée de la sorte et errant çà et
là ignominieusement, elle te mit au monde en secret.
Plus tard, contraint par le dénuement à t'expatrier,
tu te rendis en Égypte, y louas tes bras pour un salaire,
et là, ayant appris quelques uns de ces pouvoirs magiques
dont se targuent les Égyptiens, tu revins dans ton
pays, et, enflé des merveilleux effets que tu savais
produire, tu te proclamas Dieu."
"Et, lorsque le
charpentier (Joseph) se prit de haine pour elle (Marie) et
la chassa, ni la puissance divine ni le Logos, habile à
persuader, ne put la sauvegarder d'un pareil affront."
"Pourquoi te vi-t-on
alors, toi, le Fils de Dieu, vagabond de malheur, ployé
sous la frayeur, désemparé, courant le pays
avec tes dix ou onze acolytes ramassés dans la lie
du peuple, parmi des publicains et des mariniers sans aveu,
et gagnant honteusement une précaire subsistance ?"
"Au cours de sa
vie ici-bas, tout ce qu'il (Jésus) a pu faire fut d'attirer
à lui une dizaine de méchants mariniers et publicains,
et encore n'a-t-il pas réussi à se les concilier
tous."
"Et même,
à les en croire, il (Jésus) était petit,
laid et sans noblesse."
Selon son ami le philosophe grec Lucien de Samosate (125-192),
qui lui dédia son livre "Alexandre ou le faux
Prophète"), Celse était également
l'auteur d'un ouvrage appelé "kata magoun"
("Contre les magiciens") où il critique d'autres
types de superstitions
Les textes de Celse, brûlés par les Chrétiens,
ont ensuite été perdus. Cependant le théologiens
alexandrin Origène (183-252) écrivit une longue
réfutation du "Discours véritable",
vers 246-249, appelée le "Kata Kelsou" /
"Contra Celsum" ("Contre Celse"). Et dans
cet ouvrage, il citait ou résumait prés de 90%
du texte initial de Celse, ce qui nous permet de reconstituer
celui-ci dans sa plus grande partie.
En voici une tentative de restauration par le traducteur Louis
Rougier.
Le "Discours vrai" / "Contre les
Chrétiens"
Préface
1. Il est une race nouvelle d'hommes
nés d'hier, sans patrie ni traditions, ligués
contre toutes les institutions religieuses et civiles, poursuivis
par la justice, universellement notés d'infamie, mais
se faisant gloire de l'exécration commune :ce sont
les Chrétiens. Alors que les sociétés
autorisées se réunissent ouvertement au grand
jour, ils tiennent, eux, des réunions secrètes
et illicites pour enseigner et pratiquer leurs doctrines.
Ils s'y lient par un engagement plus sacré qu'un serment,
s'y unissent en vue de conspirer plus sûrement contre
les lois et de résister plus aisément aux dangers
et aux supplices qui les menacent.
2. Leur doctrine vient d'une source barbare.
Ce n'est pas qu'on songe à le leur imputer à
grief: les Barbares, à coup sûr, sont capables
d'inventer des dogmes; mais la sagesse barbare vaut peu par
elle-même, que ne corrige, n'épure et ne parfait
la raison grecque. Les périls qu'affrontent les Chrétiens
pour leurs croyances, Socrate les a su braver pour les siennes
avec un courage inébranlable et une sérénité
merveilleuse. Les préceptes de leur morale, dans ce
qu'ils contiennent de meilleur, les philosophes les ont enseignés
avant eux. Leurs critiques à l'adresse de l'idolâtrie,
consistant à dire que les statues ouvrées par
des hommes souvent méprisables ne sont pas des dieux,
ont été maintes fois ressassées. Ainsi
Héraclite a écrit: " Adresser des prières
à des images, sans savoir ce que sont les dieux et
les héros, autant vaut parler à des pierres
! "
3. Le pouvoir qu'ils semblent posséder
leur vient de noms mystérieux et de l'invocation de
certains démons. C'est par magie que leur maître
a réalisé tout ce qui a paru étonnant
dans ses actions; ensuite il a eu grand soin d'avertir ses
disciples d'avoir à se garder de ceux qui, connaissant
les memes secrets, pourraient en faire autant et se targuer
comme lui de participer à la puissance divine. Plaisante
et criante contradiction ! S'il condamne à juste titre
ceux qui l'imitent, comment la condamnation ne se retourne-t-elle
pas contre lui ? Et s'il n'est ni imposteur ni pervers pour
avoir accompli ses prestiges, comment ses imitateurs, du fait
d'accomplir les mêmes choses, le seraient-ils plus que
lui ?
4. En somme, leur doctrine est une doctrine
secrète: à la conserver ils mettent une constance
indomptable, et ie ne saurais leur faire un reproche de leur
fermeté. La vérité vaut bien qu'on souffre
et qu'on s'expose pour elle, et à Dieu ne plaise que
je veuille insinuer qu'un homme doive parjurer sa foi, ou
feindre de l'abjurer, pour se dérober aux dangers qu'elle
peul lui faire courir parmi les hommes. Ceux qui ont l'âme
pure se portent d'un élan naturel vers Dieu avec lequel
ils ont de l'affinité, et ne désirent rien tant
que d'élever toujours vers lui leur pensée et
leur discours. Encore fau-til que la foi qu'on confesse soit
fondée en raison. Ceux qui croient sans examen tout
ce qu'on leur débite ressemblent à ces malheureux
dont les charlatans font leur proie, qui courent derrière
les Métragyrtes, les prêtres de Mithra ou de
Sabazios et les dévots d'Hécate ou d'autres
divinités semblables, la tête chavirée
de leurs vagances et de leurs fourberies. Il en est de même
des Chrétiens. D'aucuns d'entre eux ne veulent ni donner,
ni écouter les raisons de ce qu'ils ont adopté.
Ils disent communément: N'examinez point, croyez seulement,
votre foi vous sauvera; et encore: La sagesse de cette vie
est un mal, et la folie un bien.
5. S'ils consentent à me répondre,
non que j'ignore ce qu'ils disent, car je suis là-dessus
pleinement renseigné, mais comme à un homme
qui ne leur veut pas particulièrement de mal, tout
ira bien. Mais s'ils refusent et se dérobent derrière
leur formule habituelle: N'examinez point, etc..., il faut
au moins qu'ils m'apprennent quelles sont au fond ces belles
doctrines qu'ils apportent au monde, et d'où ils les
ont tirées.
Toutes les nations les plus vénérables par leur
antiquité s'accordent entre elles sur les dogmes fondamentaux.
Égyptiens, Assyriens, Chaldéens, Hindous, Odryses,
Perses, Samothraciens et Grecs ont des traditions à
peu près semblables. C'est chez ces peuples et non
ailleurs qu'il faut chercher la source de la vraie sagesse
qui s'est en suite répandue partout en mille ruisseaux
séparés. Leurs sages, leurs législateurs,
Linus, Orphée, Musée, Zoroastre et autres, sont
les plus antiques fondateurs et interprètes de ces
traditions, et les patrons de toute culture. Nul ne songe
à compter les Juifs parmi les pères de la civilisation,
ni à accorder à Moïse un honneur égal
à celui des plus anciens sages. Les histoires qu'il
a contées à ses compagnons sont de nature à
nous édifier pleinement sur qui il était et
qui étaient ceux ci. Les allégories par lesquelles
on a tenté de les accommoder au bon sens sont insoutenables:
elles révèlent chez ceux qui s'y sont essayés
plus de complaisance et de bonté d'âme que d'esprit
critique. Sa cosmogonie est d'une puérilité
qui dépasse les bornes. Le monde est autrement vieux
qu'il ne croit; et, des diverses révolutions qui l'ont
bouleversé, soit des conflagrations, soit des déluges,
il n'a entendu parler que du dernier, celui de Deucalion,
dont le souvenir plus récent a fait passer oubli sur
les précédents. C'est donc pour s'être
instruit auprès de nations sages et de doctes personnages,
auxquels il a emprunté ce qu'il a établi de
meilleur parmi les siens, que Moïse a usurpé le
nom d' " homme divin " que les Juifs lui confèrent.Ceux-ci
avaient déjà emprunté aux Egyptiens la
circoncision. Ces gardeurs de chèvres et de brebis,
s'étant mis à la suite de Moïse, se laissèrent
éblouir par des impostures dignes de paysans et persuader
qu'il n'y a qu'un Dieu, qu'ils nomment le Très-Haut,
Adonaï, le Céleste, Sabaoth ou de quelque autre
nom qu'il leur plalt (peu importe, du reste, la dénomination
que l'on attribue au Dieu suprême: Zeus, comme font
les Grecs, ou toute autre, comme les Égyptiens et les
Hindous). En outre, les Juifs adorent les anges et pratiquent
la magie dont Moïse a été le premier à
leur donner l'exemple. Mais passons, nous réservant
de revenir sur tout cela par la suite.
6. Telle est la lignée d'où
sont issus les Chrétiens. La rusticité des Juifs
ignares s'est laissée prendre aux prestiges de Moïse.
Et, dans ces derniers temps, les Chrétiens ont trouvé
parmi les Juifs un nouveau Moïse qui les a séduits
mieux encore. Il passe auprès d'eux pour le fils de
Dieu et il est l'auteur de leur nouvelle doctrine. Il a rassemblé
autour de lui, sans choix, un ramas de gens simples, perdus
de moeurs et grossiers, qui constituent la clientèle
ordinaire des charlatans et des imposteurs, de sorte que la
gent qui s'est donnée à cette doctrine permet
déjà d'apprécier quel crédit il
convient de lui accorder. L'équité oblige pourtant
à reconnaître qu'il en est parmi eux dont les
moeurs sont honnêtes, qui ne sont point complètement
dénués de lumières, ni ne manquent pas
d'ingéniosité pour se tirer d'affaires au moyen
d'allégories. C'est à eux que ce livre s'adresse
proprement, car, s'ils sont honnêtes, sincères
et éclairés, ils entendront la voix de la raison
et de la vérité.
Livre premier
(Celse met en scène un Juif qui prend directement Jésus
à partie)
7. Tu as commencé par te fabriquer
une filiation fabuleuse, en prétendant que tu devais
ta naissance à une vierge. En
réalité, tu es originaire d'un petit hameau
de la Judée, fils d'une pauvre campagnarde qui vivait
de son travail. Celle-ci, convaincue d'adultère avec
un soldat Panthère, fut chassée par son mari,
charpentier de son état. Expulsée de la sorte
et errant çà et là ignominieusement,
elle te mit au monde en secret. Plus tard, contraint par le
dénuement à t'expatrier, tu te rendis en Égypte,
y louas tes bras pour un salaire, et là, ayant appris
quelques uns de ces pouvoirs magiques dont se targuent les
Égyptiens, tu revins dans ton pays, et, enflé
des merveilleux effets que tu savais produire, tu te proclamas
Dieu.
8. Serait-ce par hasard que ta mère
eût été belle au point que Dieu, dont
la nature pourtant ne souffre pas qu'il s'abaisse à
aimer les simples mortelles, voulut jouir de ses embrassements
? Mais il répugne à Dieu qu'il ait aimé
une femme sans fortune ni naissance royale comme ta mère,
car personne, même ses voisins, ne la connaissait. Et,
lorsque le charpentier se prit de haine pour elle et la chassa,
ni la puissance divine ni le Logos, habile à persuader,
ne put la sauvegarder d'un pareil affront. Il n'y a
rien là qui fasse pressentir le Royaume de Dieu.
9. Il est vrai que, lors de ton baptême
par Jean dans le Jourdain, tu allègues qu'à
ce moment précis une ombre d'oiseau descendit sur toi
du haut des airs et qu'une voix céleste te salua du
nom de Fils de Dieu. Mais quel témoin digne de créance
a vu ce fantôme ailé; qui a ouï cette céleste
voix qui te saluait du nom Fils de D2eu, qui, si ce n'est
toi et, s'il faut t'en croire, un de ceux qui ont éte
châtiés avec toi ?
10. Mon prophète, il est vrai, a
dit autrefois dans Jérusalem, qu'un fils de Dieu viendrait
pour rendre justice aux fidèles et châtier les
méchants. Mais pourquoi serait-ce à toi plutôt
qu'à mille autres nés depuis cette prédiction
que cette prophétie devrait proprement s'appliquer
? Nombreux sont les fanatiques et les imposteurs qui se donnent
pour envoyés d'en haut en qualité de Fils de
Dieu. Si, comme tu le prétends, tout homme qui naît
conformément aux décrets de la Providence est
Fils de Dieu, quelle différence y atil entre toi et
les autres ? Et beaucoup sans doute réfuteront tes
prétentions, et prouveront que c'est à eux-mêmes
que s'appliquent toutes ces prophéties que tu as mises
à ton compte.
11. Tu racontes que des Chaldéens,
ne pouvant se tenir à l'annonce de ta naissance, se
mirent en route pour venir t'adorer comme Dieu, alors que
tu étais encore au berceau; qu'ils an noncèrent
la nouvelle à Hérode le Tétrarque, et
que celuici, dans la crainte que, devenu grand, tu n'usurpasses
son trône, fit égorger tous les enfants du même
âge pour te faire périr à coup sûr.
Mais, si Hérode a fait cela mû par la crainte
que plus tard tu ne prisses sa place, pourquoi, arrivé
à l'âge d'homme, n'as-tu pas régné?
Pourquoi te vi-t-on alors, toi, le Fils de Dieu, vagabond
de malheur, ployé sous la frayeur, désemparé,
courant le pays avec tes dix ou onze
acolytes ramassés dans la lie du peuple, parmi
des publicains et des mariniers sans aveu, et gagnant honteusement
une précaire subsistance ? Pourquoi fallut-il qu'on
t'emportât en Égypte ? Pour te sauver de l'extermination
par l'épée?
Mais un Dieu ne peut craindre la mort. Un ange vint tout exprès
du ciel t'ordonner à toi et à tes parents de
fuir. Le grand Dieu, qui avait déjà pris la
peine d'envoyer deux anges pour toi, ne pouvait-il donc préserver
son propre fils dans son propre pays ? Aux vieilles légendes
qui racontent la naissance divine de Persée, d'Amphion,d'Éaque,de
Minos, nous n'ajoutons plus foi aujourd'hui. Encore sauventelles
au moins la vraisemblance, en ce qu'elles attribuent à
ces personnages des actions vraiment grandes, admirables et
utiles aux hommes. Mais toi, qu'astu dit ou qu'as-tu fait
de si merveilleux ? Dans le Temple, l'insistance
des Juifs n'a pu t'arracher un seul signe qui eût manifesté
que tu étais vraiment le Fils de Dieu.
12. On rapporte, il est vrai, et on enfle
à plaisir maints prodiges surprenants que tu as opérés,
guérisons miraculeuses, multiplication de pains et
autres choses semblables. Mais ce sont là des tours
d'adresse qu'accomplissent couramment les magiciens ambulants
sans qu'on pense pour cela à les regarder comme fils
de Dieu.
I3. Le corps d'un Dieu ne saurait être
fait comme le tien; le corps d'un Dieu n'eût pas été
formé et procréé comme l'a été
le tien; le corps d'un Dieu ne se nourrit pas comme tu t'es
nourri; le corps d'un Dieu ne se sert pas d'une voix comme
la tienne, ni des moyens de persuasion que tu as mis en oeuvre:
Le sang qui coula de ton corps ressembletil à celui
qui coule dans les veines des dieux ? Quel Dieu, quel fils
de Dieu, celui que son père n'a pu sauver du supplice
le plus infamant et qui n'a pu luimême s'en préserver
?
I4. Ta naissance, tes actions, ta vie ne
sont pas d'un Dieu, mais d'un homme haï de Dieu et d'un
misérable goëte.
(Celse imagine que le Juif s'adresse alors
aux Chrétiens :)
15. D'où vient, ô compatriotes,
que vous ayez apostasié la loi de nos pères
et que, vous étant laissés ridiculement gruger
par cet imposteur, vous nous ayez quittés pour adopter
une autre loi et un autre genre de vie ? Trois jours sont
à peine écoulés depuis que nous avons
puni celui qui vous mène comme un troupeau: ce peu
de temps vous a suffit pour abandonner la loi de vos ancêtres
! C'est notre religion qui sert de fondement à vos
croyances: comment pouvezvous la rejeter maintenant ? Si,
en effet, quelqu'un vous a prédit que le Fils de Dieu
devait des cendre dans le monde, c'est un des nôtres,
un prophète inspiré par notre Dieu, Jean, qui
a baptisé votre Jésus, et Jésus même,
né parmi nous, était aussi des nôtres,
vivait selon notre Loi et observait nos rites. Il a subi parmi
nous la juste rétribution de ses crimes. Ce qu'il vous
a débité avec outrecuidance de la résurrection,
du jugement (dernier), des récompenses et des peines
réservées aux méchants, ne sont que vieilles
sornettes qui courent nos livres et sont depuis longtemps
considérées comme surannées. Bon nombre
d'autres auraient pu paraître tels que votre Jésus
à qui se serait prêté à se laisser
berner.
I6. Ceux qui croient au Christ font un crime
aux Juifs de n'avoir pas reçu Jésus pour Dieu.
Comment donc, nous qui avions appris à tous les hommes
que Dieu devait envoyer icibas le ministre de sa justice pour
punir les méchants, comment l'eussionsnous outragé
à sa venue ? Eûtil été expédient
de traiter avec ignominie celui dont nous avions prédit
l'avènement ? Dans quel but ? afin d'attirer sur nous
un surcroît de colère divine? Mais comment recevoir
pour Dieu celui qui, entre autres griefs qu'on lui adressait,
ne fit rien de ce qu'il avait promis ? Qui, convaincu, jugé,
condamné au supplice, se sauva honteusement et fut
pris grâce à la trahison de ceux-là même
qu'il appelait ses disciples ? Était-ce d'un Dieu de
se laisser lier, emmener comme un criminel ? Bien moins encore
convenait-il qu'il fût abandonné, trahi par ses
familiers, qui le suivaient comme un maître et voyaient
en lui le Messie, Fils et envoyé du grand Dieu. Un
bon général qui commande à des milliers
de soldats ne trouve jamais un traître parmi eux, il
en est de même d'un misérable chef de brigands
commandant à des hommes perdus, tant que ceux-ci trouvent
profit à le suivre; mais Jésus, trahi par ses
compagnons, ne sut pas se faire obéir comme un bon
général, ni après avoir fait ses dupes,
j'entends ses disciples, ne parvint seulement à leur
inspirer ce dévouement qu'un chef de brigands obtient
de sa bande.
I7. On sait comment il a fini, la défection
des siens, la condamnation, les sévices, les outrages
et les douleurs de son supplice. Ce sont là des faits
avérés, qu'on ne saurait déguiser, et
vous n'irez pas jusqu'à soutenir que ces épreuves
n'ont été qu'une vaine apparence aux yeux des
impies, et qu'en réalité il n'a pas souffert.
Vous avouez ingénument qu'il a souffert en effet. Mais
l'imagination de ses disciples a trouvé une adroite
défaite: il avait prévu lui-même et prédit
tout ce qui lui est arrivé. La belle justification!
C'est comme si, pour prouver qu'un homme est juste, on établissait
qu'il a commis des injustices ; pour prouver qu'il est irréprochable,
on montrait qu'il a versé le sang; pour prouver qu'il
est immortel, on témoignait qu'il est mort, en ajoutant
qu'il avait prédit tout cela. Mais quel Dieu, quel
démon, quel homme de sens, sachant d'avance que de
pareils maux le menacent, ne les éviterait s'il en
avait le moyen, au lieu de foncer tête baissée
dans les dangers qu'il a prévus ? Si Jésus a
prédit la trahison de l'un et le reniement de l'autre,
comment ontils osé, l'un trahir, l'autre renier celui
qu'ils savaient devoir redouter comme un Dieu ? Ils le trahirent
pourtant et le renièrent sans la moindre appréhension.
Un homme contre qui on conspire, qui le sait, qui prévient
les conjurés, les fait par cela même changer
de dessein et se tenir sur leurs gardes. Ces événements
ne sont donc pas arrivés parce qu'ils avaient été
prédits. Cela eût été impossible.
Le fait qu'ils se soient produits prouve qu'il est faux qu'ils
aient été prédits. Il est impossible
que des gens prévenus eussent persisté à
trahir ou à renier.
I8. Mais Jésus qui a prédit
toutes ces choses était Dieu; il fallait donc absolument
que tout ce qu'il avait prédit arrivât. Un Dieu
aurait induit ses propres disciples, avec lesquels il partageait
le pain et le vin, en cet abîme d'impiété
et de scélératesse, lui qui était venu
pour faire du bien à tous les hommes et, plus qu'à
tous autres, à ceux avec lesquels il avait eu un commerce
quotidien ! Vit-on jamais homme tendre des pièges à
ses hôtes ? Or, ici, c'est le commensal d'un Dieu qui
lui dresse des embûches; et, ce qui répugne plus
encore, le Dieu dresse luimême des embûches à
ses compagnons et en fait des traîtres et des impies.
I9. Que si ce qui est advenu est arrivé
parce qu'il l'a bien voulu, si c'est pour obéir à
son père qu'il a enduré d'être supplicié,
il est clair que cet accident, affectant un Dieu qui s'y soumet
librement et de propos délibéré, n'a
pu lui causer ni douleur ni peine. Pourquoi pousse-t-il alors
des plaintes et des gémissements et prie-t-il que le
dénouement qui l'effraie lui soit épargné:
O mon père, s'il se peut, que ce calice s'éloigne
de moi!
20. La vérité est que tous
ces prétendus faits ne sont que des mythes que vos
maîtres et vous-mêmes avez fabriqués, sans
parvenir seulement à donner à vos mensonges
une teinte de vraisemblance, bien qu'il
soit de toute notoriété que plusieurs parmi
vous, semblables à des gens pris de vin qui portent
la main sur eux-mêmes, ont remanié à leur
guise, trois ou quatre fois et plus encore, le texte primitif
de l'Évangile, afin de réfuter ce qu'on vous
objecte.
2I. [En vain alléguerez-vous les
prophéties]: il y en a une infinité d'autres
auxquels elles pourraient s'appliquer à plus juste
titre. C'est la venue d'un grand monarque, maître de
toute la terre, de toutes les nations et de toutes les armées,
que les prophètes ont annoncée et non celle
d'un pareil fléau. D'ailleurs, quand il s'agit de Dieu
ou du Fils de Dieu, ce n'est pas sur de tels indices, sur
d'équivoques exégèses, sur de si pauvres
témoignages qu'on peut étayer sa créance.
Comme le soleil en illuminant l'univers est son propre témoignage
à lui même, ainsi devait-il en être du
Fils de Dieu.
22. Vainement, par une surenchère
de subtilité, avez-vous identifié le Fils de
Dieu avec le Logos divin. En fait, au lieu de ce pur et saint
Logos, vous ne nous présentez qu'un individu ignominieusement
conduit au supplice, battu de verges. Nous aussi, nous vous
approuverions, si c'était le Verbe de Dieu que vous
regardiez comme son fils: mais comment le reconnaître
dans ce hâbleur et ce goëte ? La généalogie
que vous lui avez fabriquée et qui partant du premier
homme fait descendre Jésus des anciens rois, est un
chefd'oeuvre d'orgueilleuse fantaisie. La femme du charpentier,
eût-elle eu pareils aïeux, ne l'eût sans
doute pas ignoré.
23. Et qu'a donc fait Jésus de si
grand, qui témoigne l'oeuvre d'un Dieu ? Le vit-on,
méprisant ses adversaires, se faire un jeu des événements
d'ici-bas ? [A-t-il dit seulement comme le personnage de la
tragédie :] Dieu me délivrera lui même
quand je le voudrai. Vous savez que celui qui le condamna
n'a pas été puni comme Penthée, qui fut
pris de transports furieux et mis en pièces. Et, s'il
en a été empêché plus tôt,
que tarde-ti-l à faire éclater sa nature divine
? Que ne se lave-t-il enfin de l'ignominie de sa mort ? Que
ne venge-t-il les injures de ceux qui l'ont outragé,
lui et son père? Et le sang qui sortit de sa blessure,
était-il semblable à celui qui coule dans les
veines des Dieux ? Et l'ardeur de la soif, que le premier
venu sait supporter, fut telle chez lui, qu'il but à
plein gosier du fiel et du vinaigre !
24. Vous nous faites un crime, race crédule,
de ne pas le recevoir pour Dieu, de ne pas admettre que c'est
pour le bien des hommes qu'il a souf fert, afin que nous apprenions
nous aussi à mépriser les supplices.
Mais, la réalité est que, après avoir
vécu sans avoir su persuader personne, pas même
ses propres disciples, il a été exécuté
et a souffert ce qu'on sait. Il n'a su, ni se préserver
du mal, ni vivre exempt de tout reproche. Vous n'irez pas
jusqu'à prétendre que, n'ayant pu gagner personne
ici-bas, il s'en est allé dans l'Hadès pour
en séduire les habitants.
25. Si vous pensez que c'en est assez d'alléguer,
pour votre justification, les absurdes raisons qui vous ont
ridiculement abusés, qu'est-ce qui empêche de
considérer tous ceux qui ont été condamnés
et ont quitté la vie d'une manière plus misérable
encore, comme de plus grands et de plus divins envoyés
? D'un voleur et d'un assassin suppliciés, on pourrait
dire avec une égale impudence:
26. Au cours de sa
vie ici-bas, tout ce qu'il a pu faire fut d'attirer à
lui une dizaine de méchants mariniers et publicains,
et encore n'a-t-il pas réussi à se les concilier
tous. Or, ceuxci, qui vivaient en familiarité
avec lui, qui entendaient sa voix, qui le reconnaissaient
pour maître, quand ils le virent torturé et mourant,
ne voulurent ni mourir avec lui ni mourir pour lui; ils oublièrent
le mépris des supplices; bien mieux, ils nièrent
qu'ils fussent ses disciples. C'est vous aujourd'hui qui voulez
bien mourir avec lui Mais n'est-ce pas là le comble
de l'absurde: vivant, il n'a pu convaincre personne; mort,
il n'est que de le vouloir pour convertir quantité
de gens !
27.Quelle raison vous a autorisés à croire qu'il
était le Fils de Dieu ?
C'est, ditesvous, qu'il a souffert le supplice pour détruire
la source du péché. Mais n'y en a-t-il pas des
milliers d'autres qui ont été exécutés
et avec non moins d'ignominie?
C'est qu'il a guéri des boiteux et des aveugles, et,
à ce que vous assurez, ressuscité des morts.
O lumière et vérité ! De sa propre bouche,
d'après vos propres livres, ne vous a-t-l pas annoncé
que d'autres se présenteront à vous, usant des
mêmes pouvoirs, qui ne seraient que des méchants
et des imposteurs, et ne parle-t-il pas d'un certain Satan
qui doit imiter ses prodiges. N'est-ce pas laisser à
entendre que ces prodiges n'ont rien de divin, mais sont le
fruit de pratiques impures ? En projetant sur les autres la
lumière de la vérité, il s'est confondu
lui-même du même coup. Quelle pauvreté
que d'induire des mêmes actes, que celuici est un Dieu
et ceux-là des charlatans ! Pourquoi donc, à
propos des mêmes faits de son propre aveu, taxer de
scélératesse autrui plutôt que lui? Nous
retiendrons son témoignage: il a reconnu que les prodiges
ne sont pas la marque d'une vertu divine, mais les indices
manifestes de l'imposture et de la perversité.
28. Quelle raison, en fin de compte, vous
persuade de croire en lui ? Estce parce qu'il a prédit
qu'après sa mort il ressusciterait ?Eh bien, soit,
admettons qu'il ait dit cela. Combien d'autres débitent
d'aussi merveilleuses rodomontades pour abuser et exploiter
la crédulité populaire? Zamolxis de Scythie,
esclave de Pythagore, en fit autant, diton, et Pythagore lui-même
en Italie, et Rhampsonit d'Égypte, dont on rapporte
qu'il joua aux dés dans l'Hadès avec Déméter
et revint sur la terre avec un voile d'or que la déesse
lui avait donné. Et Orphée chez les Odryses,
et Protésilas en Thessalie, et Hercule, et Thésée
à Ténare ? Il conviendrait préalablement
d'examiner si jamais homme, réellement mort, est ressuscité
avec le même corps. Pourquoi traiter les aventures des
autres de fables sans vraisemblance, comme si l'issue de votre
tragédie avait bien meilleur air et était plus
croyable, avec le cri que votre Jésus jeta du haut
du poteau en expirant, le tremblement de terre et les ténèbres
? Vivant, il n'avait rien pu faire pour lui-même; mort,
dites-vous, il ressuscita et montra les stigmates de son supplice,
les trous de ses mains. Mais qui a vu tout cela ? Une femme
en transports, à ce que vous avouez vous-mêmes,
et quelqu'autre ensorcelé de la même sorte, soit
que le prétendu témoin ait rêvé
ce que lui suggérait son esprit troublé; soit
que son imagination abusée ait donné corps à
ses désirs, comme il arrive si souvent; soit plutôt
qu'il ait voulu frapper l'esprit des hommes par un récit
si merveilleux et, au prix de cette imposture, fournir une
matière à ses confrères en charlatanisme.
A son tombeau se présentent, ceux-ci disent un ange,
ceux-là disent deux anges, pour annoncer aux femmes
qu'il est ressuscité; car le Fils de Dieu, à
ce qu'il paraît, n'avait pas la force d'ouvrir tout
seul son tombeau; il avait besoin que quelqu'un vint déplacer
la pierre... Si Jésus voulait faire éclater
réellement sa qualité de Dieu, il fallait qu'il
se montrât à ses ennemis, au juge qui l'avait
condamné, à tout le monde. Car, puisqu'il avait
passé par la mort et au surplus qu'il était
Dieu, comme vous le prétendez, il n'avait rien à
redouter de personne; et ce n'était pas apparemment
pour qu'il cachât son identité qu'il avait été
envoyé. Au besoin même, pour mettre sa divinité
en pleine lumière, aurait-il dû disparaître
subitement de dessus la croix. Quel messager viton jamais
se dissimuler au lieu d'exposer l'objet de sa mission ? Était-ce
parce qu'on doutait qu'il fût venu ici-bas en chair
et en os, alors qu'on était persuadé de sa résurrection,
que, de son vivant, il se prodigue, tandis que, une fois mort,
il ne se laisse voir qu'à une femmelette et à
des comparses ? Son supplice a eu d'innombrables témoins;
sa résurrection n'en a qu'un seul. C'est le contraire
qui eût dû avoir lieu. S'il voulait rester ignoré,
pourquoi une voix divine proclame-t-elle hautement qu'il est
le Fils de Dieu ? S'il voulait être connu, pourquoi
s'estil laissé entraîner au supplice, pourquoi
est-il mort ? S'il voulait par son exemple apprendre à
tous les hommes à mépriser la mort, pourquoi
a-t-il dérobé sa présence au plus grand
nombre, après sa résurrection ? Pourquoi n'a-t-il
pas appelé tous les hommes autour de lui, pour exposer
publiquement dans quel but il était venu sur la terre
?
29. O TrèsHaut ! ô Dieu du
ciel ! quel Dieu se présentant aux hommes les trouve
jamais incrédules, surtout quand il apparaît
au milieu de ceux qui soupirent après lui ! Comment
ne serait-il pas reconnu de eeux qui l'attendent depuis longtemps
!
30. Et que dire de son caractère irritable, si prompt
aux imprécations et aux menaces ? de ses "Malheur
à vous !" "Je vous annonce..." A user
de tels procédés, il avoue bien qu'il est impuissant
à persuader; et ses moyens ne conviennent guère
à un Dieu, pas même à un homme de sens.
31. En tout cela nous n'avons rien tiré
que de vos propres Écritures: nous n'avons que faire
d'autres témoignages contre vous. Vous vous réfutez
assez vous-mêmes.
32. Oui, certes, nous gardons l'espérance
que nous ressusciterons un jour corporellement et jouirons
de l'immortalité, et que le Messie que nous attendons
sera le modèle et l'initiateur de cette vie nouvelle,
et manifestera qu'il n'est rien d'impossible pour Dieu. Mais
où donc est-il, afin que nous le voyions et le reconnaissions
? Si c'était celui que vous nous proposez, il ne serait
descendu ici-bas qu'à seule fin de faire de nous des
incrédules ? Non, ce ne fut qu'un homme. L'expérience
nous l'a fait voir tel et la raison nous en convainc.
(Note d'Origène : Mais puisque Celse finit ici le discours
de son juif à notre Sauveur, nous y finirons aussi
notre premier livre : et si Dieu nous accorde les lumières
de sa vérité, qui détruit tous les artifices
du mensonge, selon cette parole, détruis-les par la
vérité; nous commencerons dans le livre suivant,
l'examen de la seconde prosopopée, où Celse
introduit le Juif disputant contre ceux qui croient en Jésus.)
Livre second
33. Il n'y a rien au monde de si ridicule
que la dispute des Chrétiens et des Juifs au sujet
de Jésus, et leur controverse rappelle proprement ce
proverbe: " Se quereller pour l'ombre d'un âne.
" Il n'y a rien de fondé dans ce débat
où les deux parties conviennent que des prophètes
inspirés par un esprit divin ont prédit la venue
d'un Sauveur du genre humain, mai ne s'entendent pas sur le
poinr de savoir si le personnage annoncé est venu effectivement
ou non. [De même que] les Juifs sont des Égyptiens
d'origine, qui ont quitté leur pays à la suite
de leur sédition contre l'État égyptien
et du mépris qu'ils avaient conçu pour leur
religion nationale, le même traitement qu'ils avaient
infligé aux Égyptiens, ils l'ont souffert de
ceux qui ont suivi Jésus et ont eu foi en lui comme
dans le Christ. Dans l'un et l'autre cas, la raison du schisme
a été l'esprit de sédition contre l'État.
Il a fait que des Égyptiens se sont séparés
de la mère patrie pour devenir Juifs, et qu'au temps
de Jésus d'autres Juifs se sont détachés
de la communauté juive pour se mettre à la suite
de Jésus. Cet esprit de faction est encore tel aujourd'hui
chez les Chrétiens que, si tous les hommes voulaient
se faire Chrétiens, ceux-ci ne le toléreraient
pas. A l'origine, quand ils n'étaient qu'un petit nombre,
ils étaient tous animés des mêmes sentiments;
depuis qu'ils sont devenus multitude, ils se sont divisés
en sectes dont chacune prétend faire bande à
part, comme ils le firent primitivement Ils s'isolent de nouveau
du grand nombre, s'anathématisent les uns les autres,
n'ayant plus de commun, pour ainsi dire, que le nom, si tant
est qu'ils l'aient encore. C'est la seule chose qu'ils aient
eu honte d'abandonner; car, pour le reste, les uns professent
une chose, les autres une autre.
34. Ce qu'il y a de remarquable dans leur
société, c'est qu'on peut les convaincre de
ne l'avoir établie sur aucun principe sérieux,
à moins qu'on ne regarde comme tel l'esprit de parti,
la force qu'on peut y puiser pour soi et la crainte des autres,
car c'est là le fondement de leur communauté.
[Des enseignements ésotériques achèvent
de la cimenter, formés d'] on ne sait quels méchants
contes fabriqués avec de vieilles légendes dont
ils remplissent d'abord les imaginations de leurs adeptes,
comme on étourdit du bruit des tambourins ceux qu'on
initie aux mystères des Corybantes. [Certes, leurs
mystères ne manquent pas de beaux dehors, mais il en
est comme des temples égyptiens.] Dès qu'on
approche, on voit des cours et des bois sacrés magnifiques,
de spacieux et beaux vestibules, des temples admirables avec
d'imposants péristyles; mais si l'on pénètre
au fond du sanctuaire, on trouve que ce qu'on y adore n'est
rien autre qu'un chat, un singe, un crocodile, un bouc ou
un chien. Encore, pour les initiés, il y a là
quelque chose qui n'est ni vil ni frivole. Ces symboles en
effet ne méritent pas le mépris, car ils sont
au fond un hommage rendu, non à des animaux périssables,
comme le croit le vulgaire, mais à des idées
éternelles. Les Chrétiens qui raillent le culte
égyptien sont bien naïfs, car ce qu'ils enseignent
à propos de Jésus n'a rien de plus relevé
que les boucs ou les chiens de ces temples.
35. [Pareillement, c'est à tort qu'ils
se moquent de Castor et de Pollux, d'Héraclès,
de Dionysos et d'Asclépios], n'admettant point qu'on
les reçoive pour dieux, parce que, quelque éclatants
services qu'ils aient pu rendre à l'humanité,
ils furent primitivement de simples mortels; au lieu que,
pour ce qui est de Jésus, ils prétendent qu'après
sa mort il est apparu à ses compagnons en personne;
en personne, entendez son ombre [et veulent par là
qu'on le reconnaisse pour Dieu. De telles apparitions posthumes
sont pourtant monnaie courante.] Aristée de Proconnèse,
après avoir miraculeusement disparu, se fit ensuite
voir à divers témoins et en plusieurs endroits.
Apollon lui-même avait recommandé aux habitants
de Métaponte de le mettre au rang des dieux; cependant
nul ne le regarde plus comme tel aujourd'hui. Pareillement,
aucun ne considère comme dieu l'hyperboréen
Abaris, qui possédait cependant le prodigieux pouvoir
de se transporter d'un lieu à un autre avec la rapidité
d'une flèche, ni le Clazoménien [Hermotime]
dont, entre autres traits surprenants, on raconte que l'âme,
s'échappant du corps qu'elle animait, errait cà
et là seule et libre; ni Cléomène d'Astypalée
qui, enfermé dans un coffre dont on maintenait le couvercle,
n'y fut plus retrouvé: ceux qui brisèrent le
coffre constatèrent qu'il s'était subtilisé
par l'effet de quelque puissance merveilleuse. On pourrait
citer bien d'autres histoires de ce genre.
36. En rendant un culte à leur supplicié,
les Chrétiens en tout cas ne font rien de plus que
les Gètes avec Zamolxis, les Ciliciens avec Mopse,
les Acharnaniens avec Amphiloque, les Thébains avec
Amphiaraos, les Lébadiens avec Trophonios. Semblablement,
les Égyptiens ont élevé des autels à
Antinous et lui rendent des honneurs religieux, sans songer
pour cela à le mettre sur le même pied que Zeus
et Apollon. Telle est la vertu de la foi qui s'en prend au
premier objet qui se présente ! C'est la foi aveugle
dont ils sont férus, qui a créé ce parti
de Jésus. D'un être qui a eu un corps mortel,
ils font un dieu et pensent en cela agir avec piété.
Sa chair cependant était plus corruptible que l'or,
l'argent ou la pierre, elle était faite du plus impur
limon. Peutêtre [diront-ils] qu'en se dépouillant
de cette corruption, il sera devenu dieu ? Mais pourquoi ne
le diraiton pas plutôt d'Asclépios, de Dionysos
et d'Héradès ? Ils se rient de ceux qui adorent
Zeus, sous prétexte qu'on montre en Crète sa
sépulture, sans savoir pour quelles raisons ni dans
quelles circonstances les Crétois ont été
amenés à faire cela, alors qu'eux ils adorent
un homme qui a été mis au tombeau.
37.Voici de leurs maximes:
" Loin d'ici, tout homme qui possède quelque culture,
quelque sagesse ou quelque jugement; ce sont de mauvaises
recommandations à nos yeux: mais quelqu'un est-il ignorant,
borné, inculte et simple d'esprit, qu'il vienne à
nous hardiment ! " En reconnaissant que de tels
hommes sont dignes de leur dieu, ils montrent bien qu'ils
ne veulent et ne savent gagner que les niais, les âmes
viles et imbéciles, des esclaves, de pauvres femmes
et des enfants. Quel mal y a-ti-l donc à avoir l'esprit
cultivé, à aimer les belles connaissances, à
être sage et à passer pour tel ? Estce là
un obstacle à la connaissance de Dieu ? Ne sont-ce
pas plutôt autant d'adjuvants pour atteindre à
la vérité ? Que font les coureurs de foire,
les bateleurs ? S'adressent-ils aux hommes sensés pour
débiter leurs boniments ? Non, mais aperçoiventils
quelque part un groupe d'enfants, de portefaix ou de gens
grossiers, c'est là qu'ils plantent leurs tréteaux,
étalent leur industrie et se font admirer. Il en est
de même au sein des familles. On y voit des cardeurs
de laine, des cordonniers, des foulons, des gens de la dernière
ignorance et dénués de toute éducation,
qui, en présence de leurs maîtres, hommes d'expérience
et de jugement, ont bien garde d'ouvrir la bouche; mais surprennent-ils
en particulier les enfants de la maison ou des femmes qui
n'ont pas plus de raison qu'eux-mêmes,ils se mettent
à leur débiter des merveilles. C'est eux seuls
qu'il faut croire; le père, les précepteurs
sont des fous qui ignorent le vrai bien et sont incapables
de l'enseigner. Eux seuls savent comment il faut vivre; les
enfants se trouveront bien de les suivre, et, par eux, le
bonheur visitera toute la famille. Si, cependant qu'ils pérorent,
survient quelque personne sérieuse, des précepteurs
ou le père luimême, les plus timides se taisent;
les effrontés ne laissent pas d'exciter les enfants
à secouer le joug, insinuant en sourdine qu'ils ne
veulent rien leur apprendre devant leur père ou leur
précepteur, pour ne pas s'exposer à la brutalité
de ces gens corrompus, qui les feraient châtier. Que
ceux qui tiennent à savoir la vérité,
plantent là père et précepteur, et viennent
avec les femmes et la marmaille dans le gynécée,
ou dans l'échoppe du cordonnier ou dans la boutique
du foulon, afin d'y apprendre la vie parfaite. Voilà
comment ils s'y prennent pour gagner des adeptes. Je n'exagère
pas, et, dans mes accusations, je n'outrepasse en rien la
vérité. En voulez-vous la preuve ? Dans les
autres mystères, dans les rites d'initiation, on entend
proclamer solennellement: " Qu'approchent ceuxl-à
seuls qui ont les mains pures et la langue prudente ",
ou encore: " Venez vous qui ête indemnes de tout
crime, vous dont la conscience n'est oppressée d'aucun
remords, vous qui avez bien et justement vécu. "
C'est ainsi que s'expriment ceux qui convoquent aux cérémonies
lustrales. Écoutons maintenant quelle engeance les
Chrétiens invitent à leurs mystères:
" Quiconque est un pécheur, quiconque est sans
intelligence, quiconque est faible d'esprit, en un mot, quiconque
est misérable, qu'il approche, le Royaume de Dieu lui
appartient. " Or, en disant un pécheur, que faut-il
entendre sinon l'homme injuste, le brigand, le fractureur
de portes, l'empoisonneur, le sacrilège, le violateur
de tombeaux ? Quels autres qu'eux songeraient à prendre
un chef de voleurs pour recruter leur troupe ?
38. Répondrez-vous que Dieu a été
envoyé pour les pécheurs. Pourquoi n'at-il pas
été envoyé aussi pour ceux qui ne pèchent
point ? Quel mal y a-t-il à être exempt de péché
? Que l'injuste, dites-vous, s'humilie dans le sentiment de
sa misère, et Dieu l'accueillera. Mais quoi ! si le
juste, confiant dans sa vertu, lève les yeux vers Dieu,
sera-ti-l rejeté ? Les magistrats consciencieux ne
tolèrent pas que les accusés se répandent
en lamentations, de peur d'être entraînés
à sacrifier la justice à la pitié. Dieu,
dans ses jugements, serait moins accessible à la justice
qu'à la flatterie ? Ils disent bien, et avec justesse,
que nul mortel n'est sans péché. Où est,
en effet, l'homme parfaitement juste et irréprochable
? Tous les hommes sont par nature enclins au mal. Il fallait
donc appeler indistinctement tous les hommes, puisque tous
sont pécheurs. Pourquoi cette prime accordée
aux pécheurs ? [Pourquoi sont-ils particulièrement
désignés au choix de Dieu, mis hors de pair,
avant les autres ? Pourquoi cette prime accordée aux
moins dignes ? N'estce pas faire injure à Dieu et à
la vérité que de faire ainsi acception de telles
personnes ?] Sans doute, ils attribuent ce choix à
Dieu dans l'espoir d'attirer plus aisément la clientèle
des méchants et parce qu'ils ne peuvent pas gagner
les autres qui ne se laissent pas prendre. Dira-t-on que l'on
se propose, par cette indulgence, d'améliorer les méchants
? Quelle illusion! Ceux chez qui l'habitude à fixé
et endurci le penchant au mal ne s'amendent ni par la force,
ni par la douceur. Rien n'est plus difficile que de changer
radicalement le naturel. C'est à ceux qui ne pèchent
pas que doit revenir en partage une vie plus heureuse. Vainement
prétendent-ils se tirer d'affaire, en enseignant que
Dieu peut tout: Dieu ne peut vouloir rien d'injuste. Or, Dieu
ne commettrait-il pas une suprême injustice, s'il se
montrait complaisant pour les méchants, qui savent
l'art de l'apitoyer, et délaissait les bons, qui ne
possèdent point ce savoirfaire ?
39. Écoutez leurs docteurs: "
Les sages, disent-ils, repoussent notre enseignement, égarés
et empêchés qu'ils sont par leur propre sagesse.
" Quel homme de jugement peut se laisser prendre à
une doctrine aussi ridicule ? Il suffit de regarder la foule
qui l'embrasse pour la mépriser. Leurs maîtres
ne recherchent et ne trouvent pour disciples que des hommes
sans intelligence et d'un esprit épais. En cela, ils
ressemblent assez aux empiriques qui promettent de rendre
la santé à un malade, à condition qu'on
n'appellera pas les vrais médecins de peur que ceuxci
ne dévoilent leur ignorance. Ils s'efforcent de jeter
le discrédit sur la science: " Laissez moi faire
disent-ils ; moi seul vous sauverai ; les médecins
ordinaires tuent ceux qu'ils se vantent de guérir "
; Ne dirait-on pas des gens ivres, qui, entre eux accuseraient
des gens sobres d'être pris de vin, ou des myopes qui
voudraient persuader à d'autres myopes que ceux qui
y voient clair n'y voient goutte ?
40. Il serait aisé de s'étendre
sur ce point. Mais il faut se borner. Qu'il me suffise de
dire qu'ils s'élèvent contre Dieu et lui font
injure, lorsque, pour gagner des méchants, ils les
dupent de folles espérances, prêchant aux hommes
le mépris des biens qui valent mieux que toutes leurs
promesses et les exhortant à les abandonner pour être
heureux.
4I. Parmi les Chrétiens et les Juifs, il en est qui
déclarent qu'un Dieu ou un fils de Dieu doit descendre
sur la terre pour justifier les hommes, les autres, qu'il
est déjà venu: idée si puérile
en vérité qu'il n'est pas besoin d'un long discours
pour la réfuter.
Dans quel dessein Dieu descendraitil ici-bas ? Serait-ce dans
le but d'apprendre ce qui se passe parmi les hommes ? Mais
n'est-il pas omnis cient ? Ou bien, sachant toutes choses,
sa puissance divine est-elle à ce point bornée,
qu'il ne puisse rien corriger, s'il [ne vient en personne
ou s'il] n'envoie tout exprès un mandataire dans le
monde ? Si l'on entend qu'il doit descendre lui-même
sur la terre, il lui faudra donc abandonner le siège
de son gouvernement ? Or, s'y produit-il le plus léger
changement, l'univers entier en est bouleversé. Peut-être
voyant que les hommes le méconnaissaient et estimant
qu'en cela quelque chose lui manquait, a-t-il eu à
coeur de se manifester à eux et d'éprouver luimême
les fidèles et les incrédules ? Cela reviendrait
à lui prêter une vanité tout humaine,
comparable à celle de ces parvenus pressés de
faire étalage de leur richesse fraîchement acquise.
Dieu n'a nul besoin pour son contentement personnel d'être
connu de nous. Serait-ce pour notre salut qu'il a voulu se
révéler à nous, afin de sauver ceux qui,
l'ayant reconnu, seront tenus pour vertueux, et de punir ceux
qui, l'ayant rejeté, manifesteront de ce fait leur
malice? Mais quoi! Doit-on penser qu'après tant de
siècles, Dieu se soit enfin soucié de justifier
les hommes, dont auparavant il n'avait eu cure ? C'est se
faire de Dieu une idée bien peu conforme à la
sagesse et à la vraie piété.
42. [La fin du monde, la conflagration finale
et la parousie sont des inventions de même acabit]:
c'est un vain épouvantail destiné à effrayer
les âmes faibles, comme les spectres et les fantômes
qu'on fait apparaître dans les mystères de Dionysos
pour frapper l'imagination. Tout cela est fondé sur
de vieilles histoires mal digérées. Ils ont
entendu dire qu'après un cycle de plusieurs siècles,
au retour de certaines conjonctions des astres, des conflagrations
et des déluges se produisent. Or, comme le dernier
cataclysme qui ait eu lieu au temps de Deucalion est un déluge,
l'ordre de l'Univers devant amener une conflagration, ils
se sont basés là-dessus pour dire, sans autre
raison, que Dieu devait descendre ici-bas armé de feu
comme pour appliquer la question.
43. Prenons les choses de plus haut et raisonnons un peu.
Je ne veux alléguer aucune nouveauté; je m'attache
à des idées depuis longtemps consacrées.
Dieu est bon, beau, bienheureux; il est le souverain bien
et la beauté parfaite. S'il descend dans le monde,
il subira nécessairement un changement: sa bonté
se dégradera en méchanceté, sa beauté
en laideur, sa félicité en misère, sa
perfection en une infinité de défauts. Qui donc
aspirerait à changer de la sorte ? Un changement et
une altération de cette espèce sont compatibles
sans doute avec une nature mortelle; mais l'essence immortelle
demeure nécessairement identique à elle-même,
immuable. Donc, un tel changement ne saurait convenir à
Dieu. De deux choses l'une: ou c'est véritablement
et effectivement que Dieu se change, comme ils disent, en
un corps mortel: or, comme nous venons de le dire, cela lui
est impossible; ou bien, sans changer effectivement de nature,
il fait en sorte qu'il paraisse transformé à
ceux qui le voient, et alors il trompe et il ment. Mais la
tromperie et le mensonge sont toujours dignes de blâme,
à moins qu'on y recourt comme à un remède
pour soulager des amis malades ou à l'esprit dérangé,
ou comme à un expédient pour se débarrasser
de ses ennemis. Mais Dieu n'a pas pour amis des gens malades
et d'esprit dérangé; et, d'autre part, il ne
redoute personne au point d'être contraint d'user de
tromperie dans le danger.
44. Juifs et Chrétiens s'évertuent
à justifier la Rédemption, chacun de leur propre
point de vue. " Le Monde disent les premiers, étant
rempli de crimes, il faut que Dieu envoie quelqune pour punir
les méchants et laver toute souillure, comme il advint
jadis lors du déluge et de la destrction de la tour
de Babel ". [Or, il est évident que dans son récit
de la tour de Babel et de la confusion des langues, Moïse
n'a fait que démarquer la légende des Aloïdes,
tout comme l'histoire de Sodome et Gomorrhe est tirée
du mythe de Phaéton.] A cela, les Chrétiens
répondent par d'autres considérants: "
C'est à cause des péchés des Juifs que
le Fils de Dieu a été envoyé sur la terre,
et ceuxci, l'ayant fait périr et abreuvé de
fiel, ont déchaîné sur eux la colère
divine. " [Quoi de plus ridicule qu'un pareil débat
?] Juifs et Chrétiens me font l'effet d'une troupe
de chauves-souris, de fourmis sortant de leur trou, de grenouilles
établies près d'un marais, ou de vers tenant
assemblée dans le coin d'un bourbier et disputant ensemble
qui d'entre eux sont les plus grands pécheurs ? Ne
croirait-on entendre ces bestioles dire entre elles: que Dieu
révèle et prédit toutes choses.
Du reste du monde il n'a cure; il laisse les cieux et la terre
rouler à l'aventure pour ne s'occuper que de nous.
Nous sommes les uniques êtres avec lesquels il communique
par des messagers, les seuls avec lesquels il désire
lier commerce, car il nous a faits à son image.
Tout nous est subordonné, la terre, l'eau, l'air et
les astres; tout a été fait pour nous et destiné
à notre office; et, c'est parce qu'il est arrivé
à certains d'entre nous de pécher, que Dieu
viendra en personne ou enverra son propre Fils pour brûler
les méchants et nous faire jouir avec lui de la vie
éternelle." Un pareil langage serait assurément
plus supportable de la part de vers et de grenouilles qu'il
ne l'est dans la dispute des Juifs et des Chrétiens.
45. [Que sontils en effet, ces Juifs pour
justifier pareille arrogance ?]: des esclaves échappés
d'Egypte en fugitifs, qui n'ont jamais rien fait de remarquable
et n'ont jamais compté ni par le nombre ni par la considération.
[Pour se forger des lettres de noblesse], ils ont essayé
de faire remonter leur généalogie à la
première famille d'imposteurs et de vagabonds; ils
invoquent, à cet effet, des paroles obscures et équivoques,
enveloppées de mystère et de ténèbres,
qu'ils commentent à leur manière aux ignorants
et aux imbéciles, sans que personne, depuis si longtemps,
se soit avisé de discuter leur interprétation
et au sujet desquelles, au demeurant, ils se querellent. [Alors
que de véritables traditions accréditées
auprès des peuples les plus anciens, Athéniens,
Égyptiens, Arcadiens, Phrygiens et autres, font sortir
la première génération humaine du sein
de la Terre], eux, les Juifs, ramassés dans un coin
de la Palestine, qui, faute de lettres, n'ont jamais entendu
dire que ces choses eussent été chantées
autrefois par Hésiode et par beaucoup d'autres poètes
divinement inspirés, ont imaginé une très
incroyable et très grossière histoire. Dieu
aurait fabriqué de ses propres mains un homme, aurait
soufflé dessus, aurait tiré une femme d'une
de ses côtes, leur aurait donné des commandements,
contre lesquels, un serpent s'étant élevé,
en fin de compte ce serpent aurait prévalu: fable bonne
pour les vieilles femmes, récit où, à
l'encontre de toute piété, on fait de Dieu un
si pauvre personnage dès le début, qu'il se
montre incapable de se faire obéir du seul homme qu'il
ait luimême formé.
46. Ils parlent ensuite d'un déluge
et d'une arche extraordinaire, contenant tous les êtres
du monde, d'une colombe et d'un corbeau servant de messagers,
autant de faits arrangés et imaginés d'après
l'histoire de Deucalion. Les auteurs de ce beau récit
n'avaient songé qu'à divertir de petits enfants
et ne s'étaient nullement avisés qu'il paraîtrait
jamais au grand jour. [De cette force sont tous leurs autres
récits]: enfants nés de femmes hors d'âge,
querelles et embûches de frères, tromperies de
mères; Dieu donnant à ses enfants des ânes,
des brebis et des chameaux, et des puits aux justes; puis
encore es rivalités fraternelles, l'horrible vengeance
de deux frères contre ceux de Sichem, l'aventure de
Lot et de ses filles plus abominable que le festin de Thyeste;
les frères vendeurs, le frère vendu, le père
trompé, les songes du grand panetier et du grand échanson
du roi et ceux de Pharaon lui-même expliqués
par Joseph, la délivrance et la merveilleuse fortune
de celui-ci; les frères poussés par la famine
en Égypte, la scène de reconnaissance, le transport
du corps du père au tombeau, et, par le crédit
de Joseph, l'illustre et divine race des Juifs s'implantant
en Égypte, s'y multipliant, parquée dans le
plus vil coin du pays et s'en échappant ensuite par
la fuite.
47. Les plus sensés d'entre les Juifs
et les Chrétiens rougissent de toutes ces ridicules
fictions, et, pour se tirer d'affaire, recourent à
l'allégorie. Mais ces récits n'admettent pas
l'allégorie, et celles qu'on a essayées sont
plus impudentes et plus absurdes encore que les récits
euxmêmes, par l'effort extravagant qu'elles trahissent
en vue d'établir des rapports entre les choses qui
n'en comportent pas. Telle est la controverse de Papisque
et de Jason, livre plus propre à exciter la pitié
et l'indignation que le rire. Je n'ai nulle intention de le
réfuter. Son absurdité est criante pour qui
a le courage de le parcourir.
48. [Plutôt que de s'obstiner à
découvrir dans la Bible de ridicules allégories],
mieux vaut apprendre quelle est la véritable nature
des choses. Dieu n'a rien de mortel; les essences immortelles
seules sont ses ouvrages, et c'est par elles que les êtres
mortels ont été faits. Si donc l'âme est
l'oeuvre de Dieu, le corps est d'une autre provenance; à
cet égard, il n'y a pas de différence de nature
entre le corps d'une chauve-souris, d'une grenouille et celui
d'un homme, car ils sont formés de la même matière
et également sujets à la corruption. La nature
de tous les corps est la même, soumise aux mêmes
vicissitudes, au même flux et reflux universel. De tout
ce qui provient de la matière, rien n'est immortel.
Mais sur ce sujet, il suffit. Qui désire en savoir
davantage, n'a qu'à poursuivre nos recherches.
49. Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais
dans le monde plus ou moins de maux qu'il n'en comporte aujourd'hui.
La nature de l'univers est une et toujours identique à
elle-même, et la somme des maux reste constante. Quant
à leur origine, il n'est pas aisé de la discerner
quand on n'est pas philosophe: qu'il suffise au commun de
savoir qu'ils ne viennent point de Dieu, mais de la matière
et sont le lot des choses mortelles: que les choses roulent
sempiternellement dans le même cercle, et, partant,
qu'il est nécessaire que, suivant l'ordre immuable
des cycles, ce qui a été, ce qui est et ce qui
sera, soit toujours de même.
50. Ce n'est pas pour l'homme qu'a été
ordonné le monde visible. Toutes choses naissent et
périssent pour le bien commun de l'ensemble, par une
incessante transformation d'éléments. La somme
des maux dans le monde étant constante, et il n'y a
pas lieu que Dieu intervienne pour corriger son ouvrage. Il
n'est pas certain que ce qui vous paraît un mal le soit
en effet, car vous ne savez pas si ce n'est point une chose
utile à vous, à quelque autre personne ou à
l'ensemble du Cosmos.
5I. [Pour qui connaît cet ordre universel
et invariable, y a t'il rien de plus plaisant que les conceptions
anthropomorphiques des Juifs et des Chrétiens qui attribuent
à Dieu les sentiments et le langage plein d'invective
d'un homme irascible, et] y a-t-il rien de plus ridicule que
de voir [effectivement] un homme irrité contre les
Juifs les exterminer tous, grands et petits, brûler
leurs villes, les réduire à rien, alors que
tout l'effet de l'ire et des menaces du grand Dieu, comme
ils disent, consiste à envoyer son Fils dans le monde,
pour qu'il y subisse le traitement que l'on sait ?
52. Mais ce n'est pas seulement des Juifs
que je veux parler; c'est de la nature entière, comme
je l'ai promis. Je vais expliquer plus clairement ce que jai
dit cidessus [à l'avantdernier paragraphe]. [Il est
puéril de faire de l'homme le centre de la création.]
Dieu apparemment n'a pas créé le tonnerre, les
éclairs et la pluie. Quand bien même il en serait
l'auteur, on ne peut pas dire que par la pluie Dieu favorise
plutôt la nourriture des hommes que celles des plantes,
des arbres, des herbes et des épines; et, si l'on prétend
que toutes ces productions de la terre croissent pour l'homme,
pourquoi plutôt pour l'homme que pour les bêtes
sauvages et privées de raison ? [Celles-ci ne semblent
pas avoir été moins bien traitées que
nous ?] Au prix d'un dur labeur et de toutes nos sueurs, nous
arrivons à grand peine à assurer notre subsistance.
Pour elles, il n'est que faire de semer et de labourer. routes
choses pour elles naissent d'elles mêmes. Si l'on allègue
ce vers d'Euripide: « Le Soleil et la Nuit sont au service
de l'homme » je demanderai pourquoi ils sont faits plutôt
pour nous que pour les fourmis et les mouches ? La nuit ne
leur sert-elle pas [comme à nous] pour se reposer,
la lumière du soleil pour voir clair et travailler
? Si l'on objecte que nous sommes les rois des animaux parce
que nous les prenons à la chasse et les mangeons, on
peut tout aussi bien soutenir que c'est nous, plutôt,
qui leur sommes destinés, puisqu'elles nous prennent
aussi et nous dévorent ? Et, encore, nous, pour les
prendre, avons-nous besoin de tout un appareil de rets, d'armes,
de piqueurs et de chiens, tandis que les bêtes fauves,
pour venir à bout des hommes, ont assez des seules
armes dont la nature les a munies. Vous prétendez que
Dieu nous a donné le pouvoir de les prendre et d'en
user à notre fantaisie; mais il y a grande chance pour
que, avant que les hommes eussent constitué des sociétés,
bâti des villes, inventé les arts, fabriqué
des armes et des rets, ce fussent eux qui étaient le
plus souvent pris et mangés.
53. Vainement dirat-on que les hommes l'emportent
sur les animaux en ce qu'ils construisent des villes, organisent
des États, ont des magistrats et des chefs pour les
gouverner. On en voit tout autant chez les fourmis et les
abeilles. Les abeilles ont leur roi qu'elles suivent et auquel
elles obéissent. Elles ont comme nous des guerres,
des victoires, des exterminations de vaincus; comme nous,
des villes et des bourgades; comme nous, des heures de travail
et de repos; comme nous, des châtiments pour la paresse
et la perversité: elles chassent et tuent les frelons.
[Les fourmis ne le cèdent pas à nous en matière
de prévoyance et d'entraide.] Elles assistent leurs
compagnes lorsque celleslà sont fatiguées; elles
transportent les mourantes en un lieu réservé
qui est comme leur tombeau de famille. Quand elles se rencontrent,
elles s'entretiennent ensemble, et ainsi les égarées
sont remises dans le bon chemin. Elles ont donc en quelque
sorte la plénitude de la raison, certaines notions
générales du sens commun et un langage pour
se communiquer tout ce qu'elles veulent. Pour qui regarderait
du haut du ciel sur la terre, quelle différence offriraient
les actions des fourmis, des abeilles et les nôtres.
54. L'homme s'enorgueillitil de connaître
les secrets de la magie ? Sur ce point encore les serpents
et les aigles le surpassent. Ils connaissent en effet nombre
de remèdes mystérieux contre les maladies et
autres maux. Ils connaissent les vertus de certaines pierres
qu'ils utilisent pour guérir leurs petits. Ces pierres,
quand nous les trouvons, nous ne mettons pas en doute que
nous ne possédions un mer veilleux trésor.
55. Se figure-t-on que l'homme est supérieur
aux animaux en ce qu'il est capable de s'élever jusqu'à
l'idée de Dieu ? Qu'on apprenne que, parmi les animaux,
plusieurs ne le cèdent pas à l'homme sur ce
point. Rien n'est; plus divin, sans doute, que de prévoir
et de prophétiser l'avenir. Mais cette prescience nous
la tenons des autres animaux, et particulièrement des
oiseaux. Les devins ne sont que l'interprète de leurs
prédictions. Si donc les oiseaux, pour ne parler que
d'eux, nous dévoilent par des signes tout ce que Dieu
leur a révélé, il suit de là qu'ils
vivent dans une intimité plus étroite que nous
avec la divinité, nous surpassent en cette science
et sont plus chers à Dieu que nous. Il y a des hommes
fort éclairés qui disent aussi que les oiseaux
communiquent entre eux, et sans doute d'une manière
plus sainte que nous. Ils ajoutent que, quant à eux,
ils entendent leur langage, et le prouvent comme il arrive
quand, nous ayant avertis que les oiseaux annoncent qu'ils
iront en tel lieu et feront telle chose, ils nous les montrent
y allant et effectuant cette chose en effet. Y a-t-il êtres
plus fidèles au serment et plus religieux que les éléphants?
C'est, apparemment, parce qu'ils ont la connaissance de Dieu.
[Les cigognes aussi l'emportent en piété filiale
sur l'homme, qui nourrissent leurs parents; de même
le phénix qui, après plusieurs années,
transporte le corps de son père, enfermé dans
une boule de myrrhe comme en un cercueil, d'Arabie en Égypte,
et le dépose au lieu où se trouve le temple
du Soleil.] Qu'estce à dire? sinon qu'il faut rejeter
cette pensée que le monde ait été fait
en vue de l'homme: il n'a pas été fait en vue
de l'homme plutôt qu'en vue du lion, de l'aigle ou du
dauphin. Il a été fait de telle sorte qu'il
fût parfait et achevé comme il convenait à
l'oeuvre de Dieu; et c'est pourquoi toutes les parties qui
le composent ne sont pas ajustées à la mesure
de l'une d'entre elles, mais chacune concerte à l'effet
d'ensemble et en dépend. De cet ensemble, Dieu prend
uniquement soin; c'est lui que la Providence n'abandonne jamais;
qui ne se corrompt ni ne s'altère. Jamais Dieu ne l'abandonne,
ni ne se rappelle, après un long temps d'oubli, d'avoir
à y revenir. Il ne s'irrite pas plus au sujet des hommes
qu'au sujet des singes ou des rats. Il ne menace aucun être,
car chacun d'eux garde la place et la fonction qui lui ont
été assignées.
56. Ainsi donc, ô Juifs et Chrétiens,
nul Dieu ni Fils de Dieu n'est jamais descendu ni ne descendra
jamais sur la terre. Estce des Anges de Dieu que vous voulez
parler ! De quelle nature sontils à votre gré
? Sont ils des dieux ou quelque chose d'autre? Je vous entends,
des démons probablement, car des envoyés de
Dieu sur la terre, chargés de faire du bien aux hommes,
que pourraientils être sinon des démons ?
57. Pour ce qui est des Juifs, ce qui est
surprenant chez eux, c'est qu'ils adorent le ciel et les anges
qui l'habitent, tandis que des parties les plus augustes et
les plus puissantes du ciel du soleil et de la lune, des astres
fixes ou errants ls font fi; comme s'il était plausible
de rendre un culte à des êtres enveloppés
de ténèbres qui n'apparaissent qu'à des
yeux abusés par de louches sortilèges ou hantés
de trompeuses visions, et de ne compter pour rien ces prophètes
manifestes et éclatants aux yeux de tous, qui gouvernent
la pluie, les nuages et le tonnerre que les Juifs adorent
les éclairs, tous les fruits et tous les produits de
la terre, qui manifestent la divinité, visibles coryphées
d'enhaut, anges vraiment célestes !
58 . Une autre de leurs extravagances consiste
à croire qu'après que Dieu aura allumé
le feu [la géhenne],comme un cuisinier, tous les vivants
seront grillés et qu'eux seuls demeureront: eux seuls,
c'es-à-dire non seulement ceux qui se trouveront alors
en vie, mais aussi tous ceux de leur race morts depuis longtemps,
qu'on verra surgir de terre avec la même chair que jadis.
Voilà une espérance digne de vers. Quelle âme
humaine, en effet, pourrait désirer rentrer dans un
corps putréfié ?
Aussi en est-il parmi vous et parmi les Chrétiens qui,
loin d'accepter cette croyance, s'accordent à la juger
absurde, abominable et impossible. Y a-t-il un corps, qui,
après être tombé en décomposition,
puisse revenir à son premier état ? N'ayant
rien à répondre, ils ont recours à la
plus absurde des défaites: ils disent qu'à Dieu
tout est possible. Mais Dieu ne peut rien faire de honteux
ni rien vouloir de contraire à la nature. Parce que,
en proie à une abominable perversion d'esprit, nous
nous serons mis en tête quelque lubie infâme,
ce n'est pas une raison pour que Dieu puisse la réaliser,
ni qu'il faille compter que la chose adviendra.
Dieu n'est pas l'exécuteur de nos fantaisies coupables
et de nos appétits déréglés, mais
le souverain régulateur d'une nature où règnent
l'harmonie et la justice. A l'âme il peut bien dispenser
une vie immortelle; mais, comme dit Héraclite: les
cadavres valent moins que le fumier. Rendre immortelle contre
tout bon sens une chair pleine de choses qu'on ne saurait
nommer décemment, c'est ce que Dieu ne voudrait ni
ne saurait faire. Car Dieu est la raison de tout ce qui existe,
et il ne lui est pas plus possible d'agir à l'encontre
de la raison que contre lui-même.
59. [En ce qui concerne les Juifs eux-mêmes]
voilà de longs siècles qu'ils se sont constitués
en nation et se sont donné des lois conformes à
leurs moeurs qu'ils respectent encore aujourd'hui. La religion
qu'ils observent, quoi qu'elle vaille et quoi qu'on en puisse
dire, est la religion de leurs pères. En y restant
fidèles, ils ne font rien que ne fassent les autres
hommes, dont chacun garde les coutumes de son pays. Et même
il est bon qu'il en soit ainsi, non seulement parce que les
dif férents peuples se sont donné des lois différentes
et qu'il est nécessaire que, en chaque État,
les citoyens suivent les lois établies, mais encore
parce qu'il est plausible qu'au commencement les diverses
contrées de la terre aient été réparties
comme autant de gouvernements entre autant de puissances qui
les administrent chacune à sa guise, et qu'en chaque
région tout va bien lorsqu'on se gouverne selon les
règles qu'elles ont instituées. Ainsi y aurait-il
impiété à enfreindre les lois qui ont
été établies dès l'origine.
On peut à ce propos invoquer le témoignage d'Hérodote
qui s'exprime en ces termes: Les habitants des villes de Mérée
et d'Apis,sises à l'extrémité de l'Egypte,
sur les confins de la Libye, se considérant comme des
Libyens et non comme des Égyptiens et ayant à
charge les rites religieux de ces derniers et l'obligation
de s'abstenir de la chair de vache, envoyèrent des
députés à l'oracle d'Ammon pour lui déclarer
qu'ils n'avaient rien de commun avec les Égyptiens,
puisqu'ils habitaient hors du Delta et qu'ils ne partageaient
pas leurs croyances: ils lui demandaient donc la liberté
de manger tout ce qu'ils voudraient. Mais le dieu le leur
en fit défense, répondant que toute la contrée
qu'arrose le Nil dans son débordement était
terre d'Égypte et que tous ceux-là étaient
Égyptiens qui buvaient des eaux de ce fleuve audessous
de la ville d'Éléphantine. "
Voilà ce qu'écrit Hérodote et l'oracle
d'Ammon n'a pas moins d'autorité en ce qui concerne
les choses divines que les anges des Juifs. Il n'y a donc
nul mal à ce que chacun garde les coutumes religieuses
de son pays. La variété en est grande chez les
différents peuples, et cependant chacun d'eux regarde
les siennes comme les meilleures. Les Éthiopiens de
Méroé n'adorent que Zeus et Dionysos, les Arabes
que Dionysos et Uranie; tous les Égyptiens adorent
en commun Osiris et Isis: les Saites, en particulier, Athéna;
les Naucratites, depuis peu, reconnaissent pour dieu Sérapis,
et chacun des autres nomes révère ses dieux
à'lui. Les uns s'abstiennent de la chair de brebis,
parce qu'ils considèrent ces animaux comme sacrés;
les autres de la chair de chèvre, ceux-ci de la chair
de crocodile, ceux-là de la chair de vache; aucun ne
touche à la chair des pourceaux, qu'ils ont en horreur.
Les Scythes croient bien faire en mangeant des hommes, et,
parmi les Hindous, plusieurs pensent agir saintement en mangeant
leurs propres pères, comme Hérodote en fait
le récit. Je cite ses propres paroles pour montrer
que je n'invente rien: " Si tous les hommes étaient
mis en demeure de choisir parmi les lois de tous les peuples
celles qu'ils estiment les meilleures, il n'est pas douteux
qu'après mûr examen ils opteraient chacun pour
celles de son propre pays; car chaque peuple est persuadé
que ses propres lois sont bien supérieures à
celles des autres. Il faut donc réellement être
faible d'esprit pour se moquer des coutumes religieuses."
Entre autres témoignages de l'excellence que chacun
attribue à ses lois, on peut citer le trait suivant:
jour Darius, étant roi des Perses, appela près
de lui quelques Grecs qui se trouvaient à sa cour,
et leur demanda à quel prix ils consentiraient à
manger leurs parents morts. Ils se récrièrent,
répondant que pour rien au monde ils ne commettraient
pareil forfait. Il fit ensuite approcher quelques Hindous,
de ceux de la tribu des Calaties, qui ont coutume de manger
leurs pères, et leur demanda, en présence des
Grecs, à qui des interprètes traduisirent la
question, à quel prix ils consentiraient à bruler
après leur mort les corps de leurs pères. Sur
quoi ils se récrièrent, le priant de ne point
formuler de semblables propos. " Telle est la force des
institutions, et Pindare me paralt avoir raison, qui dit:
la coutume est reine du monde.
Si donc, en vertu de ces principes, les Juifs se bornaient
à garder avec un soin jaloux leur propre loi, il n'y
aurait pas lieu de les blâmer, mais plutôt ceux
qui abandonnent les coutumes en lesquelles ils ont été
élevés pour adopter celles des Juifs. Mais s'ils
s'enorgueil lissent d'une sagesse supérieure et dédaignent
la société des autres hommes, ils ont tort,
car je leur répéterai que même leur croyance
aù sujet du ciel ne leur appartient pas en propre,
puisque pour se borner à ceux-ci les Perses, au témoignage
d'Hérodote, ont depuis longtemps professé la
même opinion. " Ils ont coutume, dit cet auteur,
de monter sur les hauts lieux pour sacrifier à Zeus,
et ils appellent ainsi toute la voûte du ciel. "
On m'accordera, je suppose, que les noms ne font rien à
l'affaire et qu'il est indifférent qu'on appelle le
dieu suprême Zeus Hypsistos [le TrèsHaut], ou
Zèn, ou Adonaï, ou Sabaoth, ou Ammon comme les
Égyptiens, ou Papaï comme les Scythes. Il ne faut
pas non plus que les Juifs aillent s'imaginer qu'ils sont
plus saints que les autres hommes parce qu'ils se font circoncire:
les Égyptiens et les Chalcidiens l'ont fait avant eux;
ni parce qu'ils s'abstiennent de la viande de porc: ainsi
font les Égyptiens, qui s'abstiennent même de
viande de chèvre, de brebis, de boeuf et de poisson.
Pythagore et ses disciples n'allaient-ils pas jusqu'à
se priver de fèves et de toute nourriture animale ?
Enfin, il n'y a pas apparence qu'ils jouissent de l'estime
et de l'amour de Dieu à un plus haut degré que
les autres hommes, ni que seuls ils aient le privilège
de recevoir des anges d'en haut, sous prétexte qu'ils
ont obtenu en partage une terre de bienheureux: nous voyons
assez de quel traitement de faveur ils jouissent, eux et leur
pays !
60. Que cette troupe nous laisse donc en
paix, après avoir recu le châtiment de son impudence:
gens qui ne connaissent pas le grand Dieu, mais qui, séduits
et trompés par l'imposture de Moïse, ont prêté
l'oreille à ses leçons dans un mauvais dessein.
... (Note d'Origène : Voilà
comme ce juif achève dis faire voir combien il est
savant dans sa propre loi. Mais puisqu'il s'arrête en
cet endroit sans rien ajouter qui soit digne de la moindre
considération, nous nous arrêterons avec lui,
mettant fin à notre second livre.)
Livre troisième
6I. Passons maintenant au second groupe,
à celui des Chrétiens. Je leur demanderai d'où
ils viennent, à quelle loi nationale ils obéissent.
Ils ne pourront en alléguer aucune, car ils tirent
leur origine des Juifs. C'est chez eux qu'ils ont pris leur
maître et leur chef. Cependant ils s'en sont détachés.
62. Laissons de côté tout ce
qu'on peut leur objecter au sujet de leur maître. Qu'on
le prenne pour un ange véritable, soit;
mais est-il le premier ou le seul qui ait été
envoyé et n'en es-t-il paru aucun autre avant lui ?
S'ils disent qu'il est le seul qui ait été envoyé,
il ne sera pas difficile de leur démontrer qu'ils mentent
et se contredisent. Ils rapportent, en
effet, qu'il en est souvent venu d'autres, jusqu'à
soixante et soixantedix à la fois, qui, s'étant
pervertis, ont été, en punition de leur malice,
enchaînés sous la terre, si bien que de leurs
larmes ont jailli des sources chaudes. Ils racontent
encore qu'au tombeau de leur maître, il en vint, les
uns disent un, les autres deux, pour annoncer aux femmes qu'il
était ressuscité; car le Fils de Dieu, à
ce qu'il paraît, n'avait pas la force de soulever lui
seul la pierre de son tombeau; mais il avait besoin de renfort
pour la déplacer. Il vint encore un ange auprès
du charpentier, au sujet de la grossesse de Marie, et pareillement
un autre pour les avertir d'avoir à emporter l'enfant
au plus vite et à prendre la fuite. Et qu'estil besoin
de rechercher ici et de dénombrer tous ceux qui furent,
dit-on, envoyés à Moïse et à d'autres?
Or si d'autres ont été envoyés, il suit
que Jésus l'a été lui aussi par le même
Dieu. Accordons si l'on veut qu'il l'ait été
pour un plus grand objet, pour racheter quelque péché
des Juifs, coupables de corrompre la religion ou de tout autre
forfait de ce genre, comme les Chrétiens le laissent
entendre : il n'en demeure pas moins
qu'il n'est pas le seul à avoir été envoyé
aux hommes; que ceux-là même qui, au nom de la
doctrine de Jésus, ont délaissé le démiurge
comme un Dieu subalterne et ont reconnu comme Dieu supérieur
le père du Messie, ne laissent pas cependant de reconnaître
qu'avant Jésus le démiurge en avait envoyé
plusieurs autres parmi les hommes.
63. Eux et les Juifs confessent donc le
même Dieu. Ceux de la grande Eglise le reconnaissent
ouvertement et reçoivent pour véridiques les
traditions des Juifs sur l'origine de la formation du monde,
les six jours de la création et le septième
où Dieu se reposa, le nom du premier homme, l'ordre
généalogique de ses descendants, les querelles
et les embûches des frères, l'entrée et
l'établissement en Égypte et l'exode hors de
ce pays.
64. Qu'on n'aille pas
croire cependant que j'ignore que, parmi les Chré tiens,
si les uns avouent qu'ils ont le même Dieu que les Juifs,
les autres le contestent, qui soutiennent que celui qui a
envoyé son Fils est un Dieu opposé au premier.
65. Je connais pareillement bien d'autres
divisions et d'autres sectes parmi eux: les Sibyllistes, les
Simoniens et, parmi ceux-ci, les Héléniens du
nom d'Hélène ou d'Hélénos leur
maître; les Marcelliniens, de Marcellina; les Carpocratiens,
issus, ceuxci de Salomé, ceuxlà de Marianne,
d'autres de Marthe; les Marcionites relevant de Marcion; d'autres
encore qui imaginent, ceuxci tel maître ou tel démon,
ceux-là tel autre, et, se plongeant dans d'épaisses
ténèbres, s'y livrent à des désordres
pires encore et plus outrageants pour la morale publique que
ceux, en Égypte, des compagnons du thiase d'Antinous.
Ils se chargent à l'envi les uns des autres de toutes
les injures qui leur passent par la tête, rebelles à
la moindre concession pour le bien de la paix, mais animés
mutuellement d'une haine mortelle. Cependant, ces hommes dressés
les uns contre les autres, qui, dans leurs querelles, échangent
les plus indignes outrages, ont tous à la bouche le
même mot: Le monde est crucifié pour moi et je
le suis pour le monde...
66. Examinons néanmoins, en dépit
de tout fondement sérieux à leur doctrine, le
contenu de ce qu'ils débitent. Attachons nous d'abord
à ces bribes de vérité qu'ils ont recueillies
et gâtées par ignorance, ayant la tête
farcie de principes dont ils ne comprennent pas même
le premier mot. Voici comme ils parlent.
[Celse citait ici vraisemblablement plusieurs paroles évangéliques
sur la connaissance et l'amour de Dieu, sur la charité,
et mettait en face les maximes des philosophes, prétendant
que ces dernières avaient plus de clarté, de
naturel et de force.]
Tout cela a été dit et bien mieux par les Grecs,
sans cette enflure et ce ton prophétique, comme si
l'on parlait au nom de Dieu et de son Fils.
67. Le souverain bien, écrivait Platon,
" N'est pas une connaisance qui se puise transmettre
par des paroles. C'est après un long commerce et une
méditation assidue qu'elle jaillit tout à coup
comme une étincelle et devient pour l'âme un
aliment qui la soutient à lui seul sans autre adjuvant....
Si j'avais cru que cette science put être enseignée
au peuple par des écrits ou des paroles, quelle plus
belle occupation aurais-je pu donner à ma vie que d'écrire
une chose si utile aux hommes et d'en mettre pour tous la
nature en pleine lumière ? Mais je crois que de tels
enseignements ne conviennent qu'au petit nombre de ceux qui,
sur de légères indications, savent les découvrir
par eux-mêmes. Car, pour ce qui est du grand nombre,
on n'aboutirait qu'à ceci: pleins d'un inique mépris
pour le reste des humains et enflés d'une injuste et
vaine confiance en eux-mêmes, ils s'imagineraient, toutes
les fois qu'ils énonceraient quelque chose, posséder
de merveilleuses connaissances. " Et Platon, encore qu'il
ait enseigné ce qu'il est utile de savoir, ne remplit
pas ses discours de prodiges, ne ferme pas la bouche à
ceux qui veulent s'enquérir de ce qu'il promet, ne
commande pas de croire avant tout que Dieu est ceci ou cela,
qu'il a un fils de telle nature, et que ce fils, envoyé
tout exprès, s'est entretenu avec lui." Je veux,
continue Platon, m'étendre davantage sur ce sujet,
et ce que je viens de vous dire ne vous en paraîtra
que plus évident. Il y a en effet une raison qui réprime
la témérité de ceux qui veulent écrire
sur ces matières: cette raison je l'ai souvent exposée,
et, à ce qu'il me semble, il n'est pas inutile de la
répéter. Il y a en tout esprit trois conditions
requises pour que la science soit possible; en quatrième
lieu vient la science ellemême, et en cinquième
lieu ce qu'il s'agit de connaître: l'être véritable.
La première chose est le nom, la seconde la définition,
la troisième l'image, la science est la quatrième."
On voit ainsi que Platon, bien qu'il ait pris soin de dire
d'abord que ces hautes vérités ne sauraient
être exprimées, pour ne pas paraître chercher
une vaine défaite en alléguant l'ineffable,
rend cependant raison de la question. En effet, le néant
lui-même se peuti-l peu-têtre expliquer ? et Platon
n'a jamais voulu en faire accroire ni en$imposer à
personne; il ne dit pas qu'il a trouvé quelque chose
de nouveau et qu'il vient du ciel pour nous l'apporter, mais
il reconnaît d'où il l'a pris. [Il n'impose pas
dogmatiquement la vérité, mais la sollicite
en la faisant sortir des esprits par des interrogations bien
conduites. Il ne procède pas à la façon
de ceux qui disent] " Croyez que celui dont je vous parle
est vraiment le Fils de Dieu, encore qu'il ait été
lié honteusement et soumis au supplice le plus infamant,
encore que tout récemment il ait été
traité avec la dernière ignominie. Croyezl-e
d'autant plus pour cela même. "
68. [Si, du moins, ils parvenaient à
s'entendre au sujet de la personne du Messie; mais il s'en
faut de beaucoup.] Les uns attestent celuici, les autres celuilà
et tous ont à la bouche la même objuration :
Croyez si vous voules être sauvés, ou bien allez
vousen ! Que feront ceux qui désirent sincèrement
être sauvés ? Devront-ils jeter les dés
pour savoir de quel coté se tourner et à qui
s'attacher ? "
69. [En vain, pour se dispenser de chercher
la vérité et pour justifier leur insanité,
allèguent-ils que] La sagesse humaine est folie devant
Dieu. J'ai dit ailleurs quelle est la raison qui les pousse
à parler de la sorte, c'est qu'ils veulent gagner les
ignorants et les simples. Même cette maxime, ils ne
l'ont pas trouvée tout seuls. Avant eux les Grecs avaient
su distinguer avec bien plus de pertinence la sagesse hu maine
et la sagesse divine. N'est-ce pas Héraclite qui a
dit: " La sagesse de l'homme est sans raison, mais celle
de Dieu est raisonnable " et ailleurs: " Un homme
simple apprend d'un démon comme un enfant d'un homme.
" Et Platon, dans son Apologie, ne fait-il pas dire à
Socrate: " La réputaion que j'ai acquise, Athéniens,
me vient d'une certaine sagesse qui est en moi. Mais qu'elle
est cette sagesse ? Apparemment une sagesse purement humaine,
et je cours grand risque de n'être sage que de celle-là
Socrate. " Or cette sagesse divine que Socrate n'osait
revendiquer, ils prétendent en ouvrir les arcanes aux
plus stupides et aux plus incultes], ces charlatans qui évitent
autant qu'ils peuvent les hommes de la société
polie, parce que ces derniers ne se laissent pas si aisément
duper, pour prendre dans leurs filets les gens de la dernière
extraction.
70. [La fausse humilité qu'ils enseignent,
qui confond la servilité avec la modestie, n'est qu'une
imitation dénaturée de ce que Platon a écrit
de cette vertu :] " Dieu dit-il suivant l'ancienne tradition,
est le commencement, le milieu et la fin de tous les êtres
. Il marche toujours en ligne droite conformément à
sa nature, en même temps qu'il embrasse le monde ; la
justice le suit, vengeresse des injures faites à la
loi divine. Quiconque veut être heureux doit s'attacher
à la justice, marchant humblement et modestement sur
ses pas. " De même, cette sentence de Jésus
contre les riches: " Il est plus facile a un chameau
de passer par le pertuis d'une aiguille qu'à un riche
d'entrer dans le Royaume de Dieu ", est manifestement
tirée de ce passage de Platon, dont Jésus a
altéré les termes: " Il est impossible
d'être à la fois extrèmement riche et
extrèmement vertueux ; "
7I. Ils parlent aussi du Royaume de Dieu,
mais ils en donnent une idée piètre et méprisable,
en tout inférieure à ce qu'en dit Platon quand
il écrit: " Tous les êtres sonr groupés
autour du roi de l'univers.
Il est leur fin commune et le principe de toute beauté
; ce qui est du second rang est autour du seond principe,
et ce qui est du toisème autour du troisième
principe. L'âme humaine désire passionnément
pénétrer ces mystères :pour y parvenir,
elle jette les yeux sur tout ce qui a de l'affinité
avec elle; mais elle ne trouve rien qui la satisfasse absolument.
Pour ce qui est du roi et des choses dont j'ai parlé,
il n'y a rien qui leur ressemble. " Et ailleurs: "
Ce qui est divin, c'est le beau, le vrai, le bien et tout
ce qui leur ressemble. Voilà ce qui nourrit et fortifie
principalement les ailes de l'âme : au contraire tout
ce qui est laid et mauvais les débilite et les ruine.
Or, le chef suprême, Zeus, s'avance le premier, en conduisant
son char ailé; il ordonne et gouverne tout. Derrière
lui s'avance l'armée des dieux et des démons,
divisée en onze cohortes. Hestia reste seule dans le
palais des Immortels. Les onze autres grandes divinités
marchent chacune à la tête d'une cohorte, selon
le rang qui leur est dévolu.
Que de spectades ravissants alors, que d'évolutions
majestueuses animent l'intérieur du ciel, où
les dieux bienheureux remplissent la fonction assignée
à chacun, accompagnés de tous ceux qui veulent
ou qui`peuvent les suivre, car l'envie séjourne loin
du choeur des dieux ! . . . " Cette religion supra-céleste,
aucun poète ne l'a encore célébrée,
aucun ne la célébrera jamais dignement.
Voici pourtant ce qu'il en est, car il ne faut pas craindre
de publier la vérité, surtout quand on parle
de la vérité ellemême. couleur, sans forme,
impalpable, ne peut être contemplée que par le
guide de l'âme, l'intelligence... Or, pareille à
la pensée de Dieu qui se nourrit d'intelligible et
de science absolus, celle de toute âme, cherchant alors
à recevoir l'aliment qui lui convient, se réjouit
de revoir l'être en soi dont elle éltait depuis
longtemps séparée, et se repaît avec délices
de la contemplation de la vérité, jusqu'au moment
où le mouvement circulaire la ramène à
son point de départ. Durant cette révolution,
elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse,
elle contemple la science, non point celle qui est sujette
au devenir ou qui diffère suivant les différents
objets que nous qualifions icibas de réels, mais la
science qui a pour objet l'Etre absolu. "
72. C'est, apparemment, en partant de quelqu'une
de ces paroles de Platon dont ils avaient une vague notion,
que certains chrétiens font sonner bien haut le Dieu
qui est audessus du ciel, et s'élèvent ainsi
audessus du ciel des Juifs. Platon a enseigné que,
pour descendre du ciel sur la terre ou pour monter de la terre
au ciel, les âmes passent par les planètes. Les
Perses représentent la même idée dans
leurs mystères de Mithra. Ils ont une figure qui représente
les deux mouvements qui s'accomplissent dans le ciel, celui
des étoiles fixes et celui des astres errants, et une
autre analogue pour symboliser le voyage de l'âme à
travers les corps célestes. Cette figure est une haute
échelle composée de sept portes, avec une huitième
porte audessus des autres. La première porte est de
plomb, la seconde d'étain, la troisième de cuivre,
la quatrième de fer, la cinquième d'un mélange
de métaux, la sixième d'argent, la septième
d'or. Ils attribuent la première à Cronos, suggérant
par le plomb la lenteur de cet astre; la seconde à
Aphrodite qui évoque l'éclat et la mollesse
de l'étain; la troisième, qui, faite de cuivre,
ne peut qu'être ferme et solide, à Zeus; la quatrième
à Hermès, qui passe parmi les hommes pour être
dur à la peine et fécond en travaux utiles,
comme le fer; la cinquième qui, composée de
divers métaux, est irrégulière et variée,
à Arès; la sixième à la Lune qui
a la blancheur de l'argent, et la septième au Soleil
dont les rayons rappellent la couleur de l'or. [Cette disposition
des astres n'est pas l'oeuvre du hasard, mais obéit
à des rapports musicaux.]
Si l'on veut mettre en parallèle avec l'enseignement
des hiérophantes de Mithra certains enseignements particuliers
et ésotériques des Chrétiens et les confronter,
on verra qu'ils ne sont pas sans analogie. Fautil citer la
figure symbolique qu'ils appellent diagramme, avec la ligne
noire qui la partage en deux sections et qu'ils nomment la
Gehenne ou le Tartare, les dix cercles enfermés dans
un cercle plus grand, qu'il appellent l'âme du monde,
et le sceau ? Celui qui applique le sceau se nomme le Père,
et celui qui le reçoit, le Fils, lequel répond:
a Je suis oint de l'onction blanche prise de l'arbre de la
vie. " Ils placent auprès de ceux qui vont mourir
sept anges de lumière, et de l'autre côté,
sept anges inférieurs dits archontiques, dont le chef
se nomme le Dieu maudit. Ce Dieu maudit qui est-il ? Ce n'est
autre que l'auteur du monde, le Dieu de Moïse, qu'ils
taxent de maudit à juste titre, pour avoir lui-même
maudit le serpent, auquel les premiers hommes étaient
redevables de la connaissance du bien et du mal. Mais qu'y
atil de plus extravagant et de plus insensé que cette
sagesse décidément absurde ? En quoi le législateur
des Juifs est-il fautif ? Et [s'il est à reprendre
en quoi que ce soit] pourquoi accueillir, sous forme d'allégories
et de figures, la cosmogonie et la loi dont il est l'auteur
?
Mais [voilà bien votre inconséquence :] impies
que vous êtes, vous glorifiez malgré vous [celui
que vous considérez comme] l'auteur du monde, celui
qui a prodigué aux Juifs toutes ces promesses: de les
faire se multiplier jusqu'à remplir la terre, de les
ressusciter d'entre les morts avec leur chair et leur sang;
celui qui a inspiré leurs prophètes, dans le
temps même que vous l'injuriez ? Oui, quand vous réfléchissez
à tout cela, quand vous êtes à bout d'arguments,
vous confessez que vous êtes d'accord avec les Juifs
pour servir le même Dieu; mais votre maître Jésus
et le Moïse des Juifs en viennent-ils à se contredire,
alors, laissant là le Père, vous suscitez un
autre Dieu à sa place.
Les sept principaux démons [dont
le Dieu maudit est le chef et qu'ils placent auprès
des âmes des mourants] ont, le premier la forme d'un
lion; le second, celle d'un taureau; le troisième,
celle d'un amphibie aux sifflements horribles; le quatrième,
celle d'un aigle; le cinquième, celle d'une ourse;
le sixième, celle d'un chien; et le septième
celle d'un âne dénommé Thaphabaoth ou
Onoel. Ils prétendent qu'il y a des hommes qui se convertissent
en démons du même genre, les uns en lions, les
autres en taureaux, en dragons, en aigles, en ours, en chiens.
Sur ce tableau sont inscrites aussi la figure carrée
et les portes du paradis.
73. Ils accumulent encore quantité
d'autres choses les unes sur les autres: discours de prophètes,
cercles sur cercles, ruisseaux de l'Église terrestre
et de la circoncision, vertu qui émane d'une vierge
Prunicos, âme vivante, ciel qui pour vivre doit être
immolé, terre égorgée avec l'épée,
hommes qui ne vivront que s'ils ont été massacrés,
mort qui doit cesser dans le monde par la mort du péché,
nouvelle descente par des lieux étroits, portes qui
s'ouvrent toutes seules. Partout ils mêlent l'arbre
de la vie et la résurrection de la chair par le bois,
probablement parce que leur maître a été
mis en croix et qu'il était charpentier de profession.
S'il eût été précipité du
haut d'un rocher ou jeté dans un abîme, ou pendu
avec une corde, ou s'il eût été de son
état cordonnier, tailleur de pierres ou serrurier,
on ne manquerait pas de mettre audessus des cieux le rocher
de la vie, ou le gouffre de la résurrection, ou la
corde de l'immortalité, la pierre de la béatitude,
le fer de la charité ou le cuir de la sainteté.
Quelle vieille n'aurait pas honte de conter pareilles sornettes
pour endormir un enfant ?
74. Ils s'avisent encore,et ce n'est pas
là leur moindre invention d'écrire on né
sait quelles inscriptions sur les plus hauts cercles hypercélestes
et particulièrement celles-ci: " Le plus grand
est le plus petit ", "Le Père et le Fils
".[Ce sont là des formules magiques dont ils se
servent pour impressionner la foule ignorante qui attribue
une vertu merveilleue à ces mots étranges et
qui ne s'avise pas que tel mot mystérieux désigne,
dans la langue des Barbares, telle chose bien connue dans
la langue grecque :] ainsi, au témoignage d'Hérodote,
Apollon est appelé Gongosure, chez les Scythes: Poséïdon,
Thasimasas; Aphrodite, Argimpasai Hestia, Tabiti. [Toute cette
liturgie bizarre est un plagiat de cérémonies
et de rites employés bien avant eux.] Qu'est-il besoin
que j'énumère ici tous ceux qui ont enseigné
la pratique des purifications, des chants et des paroles qui
guérissent ou délivrent des maladies, l'usage
des empreintes ou des figures de démons et de tant
d'autres préservatifs tirés d'étoffes,
de nombres, de pierres, d'herbes et de racines ?
Chez plus d'un prêtre de leur religion, j'ai vu des
livres barbares remplis de noms de démons et de conjurations;
et ces prêtres se faisaient fort, non d'être utiles
aux hommes, mais d'attirer sur eux toutes sortes de maux.
A ce propos, le musicien Denys d'Égypte, que j'ai connu,
disait que les pratiques de la magie n'ont de pouvoir que
sur les ignorants et les débauchés, mais qu'elles
restent sans effet sur les philosophes et ceux qui savent
rester maîtres de soi et ordonner sagement leur vie.
75. Une autre erreur, non moins impie, née
de leur extrême ignorance et de leur incompréhension
des mythes, consiste à prétendre que Dieu a
pour adversaire le Diable, celuil-à même qu'en
hébreu ils nomment Satan. Or, c'est une étrange
aberration ou plutôt une singulière impiété
de dire que le grand Dieu, dans son désir de faire
quelque bien aux hommes, rencontre un être qui lui fait
échec et le réduit à l'impuissance. Le
Fils de Dieu serait donc vaincu par le Diable ? Les tourments
qù'il endure par lui, ont pour but de nous enseigner
[à ce qu'il prétend] à mépriser
les épreuves que celuici nous infligera à notre
tour: il annonce, en effet, que Satan viendra sur la terre,
qu'il y accomplira de grands prodiges, cherchant ainsi à
s'approprier la gloire de Dieu; mais que c'est un séducteur,
aux prestiges duquel il faut se garder de mordre, et qu'il
ne faut n'ajouter foi qu'en lui seul. Ce sont là manifestement
les Paroles d'un charlatan, qui accumule toutes les précautions
contre ceux qui seraient tentés de soutenir des dogmes
contraires aux siens et de le supplanter.
76. La notion de Satan est, du reste, empruntée
aux vieux mythes mal entendus, relatifs à une guerre
divine que relatent les anciennes traditions. Héraclite
y fait allusion quand il écrit: " Il faut savoir
qu'il y a une guerre universelle, que la discorde remplit
la fonction de la justice, et que c'est selon ses lois que
toutes choses naissent et périssent. Bien antérieurement
à Héraclite, Phérécyde représente
dans un mythe deux armées ennemies, dont l'une a pour
chef Cronos, et l'autre Ophionée; il narre leurs défis,
leurs combats et cette convention intervenue que celui des
deux partis qui serait jeté dans l'Océan s'avouerait
vaincu, et que celui qui y aurait précipité
l'autre posséderait le ciel pour prix de sa victoire.
Les histoires de la guerre des Titans et des Géants
contre les Dieux, celles que racontent les Égyptiens
au sujet de Typhon, d'Horus et d'Osiris, appartiennent au
même cycle de mythes. Vollà ce qu'ils ont trouvé
chez nous et mal assimilé: car c'est toute autre chose
que leurs imaginations sur le Diable, qui fait figure, à
proprement parler, d'un autre imposteur courant sur les brisées
du premier.
Homère est dans le même courant d'idées
que Phérécyde et Héraclite et les chantres
de la guerre des Titans, lorsqu'il met ces paroles dans la
bouche d'Héphaïstos, à l'adresse d'Héra:
SJadis, lorsque je m'élancai pour te défendre,
il me saisit par le pied et me précipita du seuil divin
" ; et celles-ci dans la bouche de Zeus à la même
Héra: " Ne te souvientil plus du jour où,
lancée dans les airs, une enclume à chaque pied,
les mains enchaînées dans des liens d'or inextricables,
ton corps était suspendu au milieu de l'éther
et des nuées ? Les divinités du vaste Olympe
s'indignaient, mais, rassemblées autour de toi, elles
ne pouvaient rien pour te délivrer. Qui s'y hasardait,
je l'arrachais du seuil divin et le précipitais sur
la terre où il tombait demimort. "
Ces paroles de Zeus à Héra doivent s'interpréter
dans le sens de paroles divines adressées à
la matière. Elles signifient qu'ayant trouvé
à l'origine la matière à l'état
de chaos, Dieu l'ordonna et l'enchaîna dans les liens
de l'harmonie; et que, afin de châtier les démons
qui rôdaient autour d'elle dans le dessein de déranger
son oeuvre, il les précipita dans les abîmes
d'ici-bas. C'est en donnant ce sens aux vers d'Homère
que Phérécyde a pu dire: " Au-dessous de
cette région, est la région du Tartare. Les
Harpies et la Tempête, filles de Borée, sont
commises à sa garde, et c'est là que Zeus relègue
ceux des dieux qui l'ont outragé. " Les mêmes
idées sont figurées sur le péplum d'Athéna,
qu'on expose aux yeux du public lors de la procession des
Panathénées. Ce qu'on y voit représenté
apprend à tous qu'une divinité sans mère,
et vierge, triomphe de l'audace du Fils de la terre. Mais
enseigner que le Fils de Dieu est tourmenté par le
Diable, pour nous apprendre par sa patience à supporter
avec courage les épreuves que celuici nous inflige,
voilà bien le comble du ridicule. Il fallait, ce me
semble, châtier le Diable, et non terroriser les humains
en les menacant de ses entreprises.
77. Pour ce qui est de l'origine du nom
de Fils de Dieu, il faut le rechercher dans ce fait que les
Anciens ont appelé fils ou enfant de Dieu le monde
sorti de ses mains.
78. Rien de plus puéril que leur
cosmogonie, leur récit de la création de l'homme
à l'image de Dieu, leur paradis planté par la
main de Dieu; rien ne tombe moins sous le sens que le changement
de la condition du premier homme par suite du péché
originel, et son expulsion du Jardin des Délices. Ce
ne sont là que divagations, ou si l'on préfère,
de divertissantes petites histoires. C'est d'un ton autrement
sérieux et avec une autre profondeur que les anciens
sages de la Grèce ont parlé de la formation
du monde et des hommes. Moïse et les prophètes,
auteurs de leurs écritures, dans l'ignorance où
ils étaient de la nature du monde et de celle de l'homme,
ont fabriqué là-dessus des contes à dormir
debout: [Le monde créé en six jours ! comme
si l'on pouvait concevoir des jours antérieurs à
l'apparition du soleil et de la lumière ? Et quelle
signification accorder à ces mots: " Que la lumière
soit", que plusieurs interprètent comme formulant
un souhait ou une demande ?] L'ouvrier du monde [le démiurge]
a-t-il donc emprunté la lumière d'en haut comme
quand nous allumons notre flambeau à celui d'un voisin
? Si le démiurge était un dieu maudit, ennemi
du grand Dieu, et s'il faisait le monde en dépit de
celui-ci, comment le grand Dieu a-t-il pu consentir à
lui prêter la lumière ?
79. Je ne veux pas examiner ici la question
de l'origine et de la fin du monde, rechercher si le monde
est incréé et éternel, ou s'il ne doit
pas périr quoiqu'il ait eu un commencement, ou s'il
doit finir bien qu'il n'ait pas commencé. [Mais il
est déraisonnable d'introduire, comme ils le font,
l'esprit du grand Dieu dans le monde ? Comment admettre que
le grand Dieu commence par prêter son esprit au démiurge,
puisque celu-ici en abuse tant et si bien que le Dieu souverain
le lui reprend ?] Quel Dieu donne pour reprendre ? On ne reprend
que ce dont on a besoin: or, Dieu n'a besoin de rien. Mais,
peutêtre, ignorait-il qu'il donnait son esprit à
un être qui en abuserait ? Du moins comment laisse-t-il
ce démiurge pervers s'insurger contre lui? Pourquoi
envoie-t-il en sous-main détruire les ouvrages du démiurge?
Pourquoi agit-il subrepticement pour le ruiner, subornant
et séduisant ceux qu'il peut ? Pourquoi cherche-t-il
à gagner ceux que le démiurge a condamnés
et maudits, comme vous dites, et les enlève-t-il comme
un voleur d'esclaves ? Pourquoi leur apprend-il à se
soustraire à leur maître ? à fuir leur
père ? Pourquoi les adopte-t-il lui-même sans
l'assentiment de leur père ? Pourquoi se donne-t-il
lui-même comme le père d'enfants qui appartiennent
à un autre ? Voilà, certes, un dieu bien digne
de respect, qui souhaite d'avoir pour fils des pécheurs
qu'un autre a condamnés, des proscrits, ou, suivant
leur propre expression, des excréments de la terre;
et qui n'est pas seulement capable de punir et de remettre
à l'ordre son envoyé qui lui désobéit.
80. Si l'on soutient que c'est le Dieu suprême
qui a créé le monde, comment peut-on justifier
la présence du mal ? Comment est-il impuissant à
exhorter et à persuader ? Comment le voit-on se repentir
en raison de l'ingratitude et de la perversité de ses
créatures? Pourquoi accuse-t-il et maudit-il ce qu'il
a fait ? Comment peut-il menacer ses propres enfants de les
détruire ? Ou bien, s'il ne les détruit pas,
où donc peut-il transplanter hors de ce monde l'homme
qu'il a fait ? [Je n'invente rien: tout cela est exprimé
explicitement dans leurs livres ou peut en être déduit.]
81. Ce qui est plus puéril encore,
c'est de partager la formation du monde en plusieurs jours,
avant même qu'il y eût des jours: car comment
pouvait-il y avoir des jours avant que le ciel ne fut fait,
la terre formée et le soleil en révolution ?
Et comment peu-on se représenter le premier et grand
Dieu [en admettant qu'il soit l'auteur du monde] disant, en
manière de commandement: "Que ceci soit fait,
" et ensuite: " Que telle ou telle autre chose soit,
" et travaillant un jour à un ouvrage, le lendemain
à un autre, et ainsi de même le troisième;
le quatrième, le cinquième et le sixième
jour; [achevant sa besogne ce jour-là, puis se reposant
le septième], comme un méchant ouvrier qui,
fatigué, a besoin de chômer pour se refaire ?
Mais il n'est pas permis de dire que le grand Dieu se fatigue,
ni qu'il travaille de ses mains, ni même qu'il commande.
Dieu n'a ni mains, ni bouche, ni aucune de ces choses que
vous lui attribuez. [De même il est faux d'alléguer
que l'homme ait été fait à l'image de
Dieu :] Dieu n'a pas la forme de l'homme ni d'aucune autre
créature sensible. [Comme si ce n'était pas
assez, ils attribuent à Dieu explicitement des yeux,
des oreilles, des bras, la couleur, la figure, le mouvement.]
Or tout vient de Dieu, mais il n'est par lui-même rien
que l'on puisse qualifier: il ne peut être appréhendé
par la raison, ni exprimé par la parole; il n'est sujet
à aucun changement capable de le déterminer.
82 " Mais alors [objecteront-ils] comment
pourrai-je connaître Dieu ? Qui m'enseignera le chemin
qui mène à lui ? Comment me manifestezvous Dieu
? Vous me couvrez les yeux de ténèbres si épaisses
que je ne puis plus rien distinguer " Il est vrai, ceux
qu'on fait passer de l'obscurité à la pleine
lumière, ne pouvant soutenir l'état des rayons
qui les éblouit et leur fait mal aux yeux, s'imaginent
être aveuglés.Comment donc, encore une fois,
espérer connaître Dieu et obtenir de lui le salut
? Dieu étant trop transcendant pour que notre pensée
puisse l'atteindre, a dû souffler son propre esprit
dans un corps semblable au nôtre, et le faire descendre
ici-bas, en sorte que nous puissions recueillir ses paroles,
et ses enseignements. Mais en accordant que le Fils de Dieu
soit un esprit envoyé par Dieu dans un corps humain,
il n'en résulte pas que le Fils de Dieu dût être
immortel, car il ne suit pas de la nature d'un esprit de durer
éternellement. [Puisque le Fils de Dieu est mort],
il eût été nécessaire [pour qu'il
fût éternel] que Dieu lui insufflât l'esprit
de nouveau, ce qui prouve que Jésus n'a pu ressusciter
avec son corps, car il répugne à Dieu de reprendre
l'esprit qu'il a donné, une fois qu'i la été
souillé au contact du corps. [Il s'en suit encore moins
que le Fils de Dieu dût naître d'une vierge.]
Si Dieu voulait, en effet, envoyer ici-bas son propre esprit,
qu'avait-il besoin de l'insuffler dans les flancs d'une femme
? Il savait déjà l'art de fabriquer des hommes
et pouvait former un corps pour loger son esprit, sans le
faire passer par un lieu si plein de souillures. De la sorte,
en le faisant descendre tout d'un coup d'en haut, il eût
prévenu les objections de l'incrédulité.
83. [Il est vrai qu'il en est parmi eux
qui ne disent pas autre chose, et le font venir d'emblée
du ciel sur terre, s'épargnant ainsi les difficultés
de la conception virginale, de la naissance et des premières
années: mais, quand ils ajoutent qu'il n'est pas celui
que les prophètes ont prédit, mais un autre
plus grand et fils d'un plus grand Dieu, ils prêtent
flanc à la critique ;] car comment pourraiton établir
qu'un homme qui a enduré un pareil supplice soit le
fils d'un Dieu, si ses souffrances n'avaient pas été
prédites ? Au reste, quoi de plus étrange que
d'introduire ici deux Dieux, le Dieu Juste et le Dieu Bon,
et de leur donner à chacun un fils qu'ils envoient
sur la terre, et de mettre aux prises, à défaut
des pères, leurs fils, comme des cailles de combat,
car les pères, vieux, cassés, radotants, ne
se battent plus eux-mêmes et en leur lieu et place laissent
faire leurs enfants !]
84. Que si l'esprit de Dieu s'était
incarné dans un homme, au moins eut-il fallu que celui-ci
excellât entre tous par la taille, la beauté,
la force, la majesté, la voix et l'éloquence.
Il serait inadmissible que celui qui porte tout particulièrement
en soi la vertu divine ne se distinguât pas d'une façon
insigne du reste des hommes. Or, Jésus n'avait rien
de plus que les autres. Et même,
à les en croire, il était petit, laid et sans
noblesse.
85. Il y a plus. Si, comme le Zeus de la
comédie se réveillant d'un long sommeil, Dieu
voulait délivrer le genre humain de ses maux, pourquoi
at-il envoyé l'esprit que vous dites dans un seul petit
coin du monde ? Il lui fallait l'insuffler en même temps
dans un grand nombre de corps et les envoyer çà
et là par toute la terre. Le poète comique,
pour faire rire son public, montre Zeus à son réveil
envoyant Hermès aux Athéniens et aux Lacédémoniens.
L'idée d'envoyer le Fils de Dieu aux Juifs n'est-elle
pas plus propre encore à exciter la risée. Pourquoi
aux seuls Juifs ? Pourquoi à cette nation grossière,
misérable, à demi dissoute, alors que tant d'autres
peuples se recommandaient comme plus dignes à l'attention
de Dieu: les Chaldéens, les Mages, les Égyptiens,
les Perses, les Hindous, toutes nations vénérables
et vraiment animées de l'esprit de Dieu ?
86. Comment ce Dieu omniscient ignoraitil
qu'il envoyait son Fils à des méchants qui allaient
commettre un nouveau crime en le condamnant? Qu'allèguent-ils
ici en guise de défense ? La secte des Chrétiens
qui introduit un second Dieu [différent du Dieu des
Juifs] n'a rien à dire. Mais ceux qui confessent le
même Dieu profèreront ce grand mot marqué
au coin d'une grande profondeur: Il fallait que cela arrivat.
Et pourquoi donc ? Parce qu'autrefois la chose avait été
prédite. [Eh quoi !] les oracles de la Pythie, de Dodone,
de Claros, des Branchides, d'Ammon et tant d'autres, dont
les avertissements ont peuplé presque toute la terre
de colonies, ne sont d'aucun poids à leur gré,
mais quelques paroles plus ou moins authentiques prononcées
en Judée, comme il est de coutume que cela se pratique
dans le pays et comme on en peut recueillir aujourd'hui encore
de la bouche des gens de Phénicie ou de Palestine,
passent à leurs yeux pour des merveilles et des vérités
indiscutables ! Ces prédicants [de Phénicie
et de Palestine] sont de diverses catégories. Beaucoup,
obscurs et sans nom, à propos de n'importe quoi, dans
les sanctuaires ou en dehors, se mettent à gesticuler
comme saisis d'ardeur prophétique; d'autres, devins
ambulants, courent les villes et les camps, offrant le même
spectacle. A chacun rien n'est plus aisé de dire, et
ils ne s'en font pas faute: " Je suis Dieu, je suis Fils
de Dieu, je suis l'esprit de Dieu, je viens, car le monde
va finir, et vous, ô hommes ! vous allez périr
sous le poids de vos iniquités. Mais je veux vous sauver
et vous me reverrez bientôt revenir armé d'une
puissance céleste. Bienheureux alors qui m'aura honoré
aujourd'hui ! J'enverrai tous les autres au feu éternel,
ceux des villes et ceux des campagnes. Ceux qui ne savent
pas encore quels supplices les attendent, se repentiront alors
et gémiront en vain, tandis que ceux qui auront cru
en moi, je les garderai pour l'éternité... "
A ces prédictions outrecuidantes, ils mêlent
des termes de possédés, confus et absolument
incompréhensibles, dont aucune personne raisonnable
ne saurait découvrir la signification, tant ils sont
obscurs et vides de sens, mais qui permettent au premier imbécile
ou au premier imposteur venu de s'en emparer et de se les
approprier à loisir. De ces prétendus prophètes,
j'en ai entendu plus d'un de mes propres oreilles, et, après
les avoir confondus, je les ai amenés à confesser
leur point faible, qu'ils débitaient au hasard tout
ce qui leur passait par la cervelle.
87. [Quant à ceux qui se réclament
des anciennes prophéties, ils seront bien en peine
de justifier tout ce qu'elles attribuent à Dieu d'inconvenant.]
On ne peut croire, en effet que Dieu puisse faire souffrir
ou autoriser le mal. Il n'est pas non plus admissible que
Dieu mange de la chair de brebis, boive du fiel ou du vinaigre
et autres choses de même espèce ! Du seul fait
que les prophètes ont prédit du grand Dieu,
pour ne rien dire de plus, qu'il serait esclave, malade ou
mourrait, s'ensuit-il nécessairement que Dieu dût
subir l'esclavage, la maladie ou la mort, pour la simple raison
que cela avait été prédit ? Convenait-il
qu'il justifiât sa divinité par sa mort ? Non:
c'était aux prophètes à ne rien prédire
de semblable, car c'est un mal et une impiété.
Il ne faut donc point considérer si une chose a été
prédite ou non, mais si elle est digne de Dieu et bonne
en soi: car ce qui est mauvais et indigne de Dieu, quand bien
même tous les hommes dans un emportement de folie l'auraient
prédit, ne doit point être cru de lui. Or, fort
simple est la question de savoir si ce qu'on rapporte de Jésus,
dans l'hypothèse qu'il fût Dieu, est conforme
à la piété.
88 . Une dernière remarque s'impose:
à supposer que Jésus, conformément aux
prophètes du Dieu des Juifs, fût le Fils de Dieu,
comment le Dieu des Juifs leur commande-t-il, par l'organe
de Moïse, de rechercher les richesses et la puissance,
de se multiplier de façon à remplir la terre,
de massacrer leurs ennemis sans épargner les enfants
et d'en exterminer toute la race, ce qu'il fait lui-même
sous leurs yeux, ainsi que Moïse le raconte ? Comment
les menace-t-il, s'ils manquent à ces com mandements,
de les traiter en ennemis déclarés; tandis que
son fils, le Nazaréen, formule des préceptes
tout opposés: le riche n'aura pas accès auprès
de son Père, ni celui qui ambitionné la puissance,
ni celui qui affecte la sagesse ou la gloire; on ne doit pas
plus s'inquiéter des besoins et de la subsistance de
chaque jour que ne font les corbeaux; il faut se mettre moins
en peine d'un vêtement que le lys; si on vous donne
un coup, il faut se présenter pour en recevoir un second
? Oui donc ment de Moïse ou de Jésus ? Est-ce
que le Père, quand il a envoyé son fils, a oublié
ce qu'il avait dit en tête-à-tête à
Moïse? Estce qu'il a changé d'opinion, renié
ses propres lois, et chargé son héraut d'en
promulguer de toutes contraires ?
89. [On sait, du reste, quelle idée
basse et grossière ils se font de Dieu, lui attribuant
des organes corporels, lui prêtant des inclinations
et des passions purement humaines, incapables qu'ils sont
de concevoir ce qui est pur et indivisible par le seul effort
de la pensée.]
90. Après leur mort, où espèrent-ils
aller ?Sur une terre meilleure que celle-ci. Il est bien vrai
que les hommes divins des anciens temps ont parlé d'une
vie de félicité réservée aux âmes
des Bienheureux. Ce séjour futur, les uns l'appellent
les Iles Fortunées, les autres les Champs-Élysées,
parce qu'on y sera délivré des maux d'ici bas.
Comme dit Homère: " Les Immortels t'enverront
au bout du monde dans les Champs-Élysées, où
la vie est délectable. " Platon aussi, qui enseigne
l'immortalité de l'âme, appelle le lieu où
l'âme est envoyée, une terre, dans ce passage:
" La terre est immense et nous n'en habitons que cette
petite partie qui s'étend des bords du Phase jusqu'aux
colonnes d'Hercule, vivant tout autour de la mer comme des
fourmis ou des grenouilles autour d'un marécage. Mais
il y a d'autres peuples qui habitent d'autres régions
semblables; sur toute la surface de la terre il y a, en effet,
des dépressions, de grandeur et de configuration variées
où se rendent les eaux, les nuages et l'air grossier,
tandis que la terre en soi est située dans le monde
céleste, dans l'éther . . . Confinés
dans quelques replis de la terre, nous croyons en habiter
les hauteurs, prenant l'air pour le ciel." Il n'est pas
donné à tout le monde de bien pénétrer
la pensée de Platon. Il faut pour cela bien entendre
ce qu'il ajoute: "Notre faiblesse et notre pesanteur
nous empêchent de nous élever à la cime
de l'air; [si quelqu'un, en effet, arrivait au sommet ou s'il
pouvait s'y envoler avec des ailes il verrait alors, en levant
la tête, ce qu'il en est de la terre véritable
et des choses de là-haut]. Et si sa nature était
capable de supporter cette contemplation, il reconnaîtrait
que c'est là le ciel véritable, la véritable
lumière et la véritable terre. " [Les Chrétiens
n'ont pas compris cela: ils ont cru qu'il s'agissait d'une
terre semblable à la nôtre, où l'on ne
pourrait vivre qu'avec des corps semblables aux nôtres.]
91. [De là leur est venue cette ridicule
idée de la résurrection des corps, inspirée
également de ce qu'ils ont entendu dire de la métempsycose.]
Sur ce point, quand on les a mis au pied du mur et confondus,
ils reviennent toujours à la charge, comme si on ne
leur avait pas répondu, avec la même question:
" [Si notre corps ne ressuscite pas] comment pourrons
nous connaître et voir Dieu ? Comment pourronsnous aller
à lui ? " [Apparemment, ils s'imaginent que Dieu
est dans un lieu où on peut l'aller trouver familièrement.]
Ils se promettent de voir Dieu avec leurs yeux corporels,
d'entendre sa voix avec leurs oreilles charnelles, de le toucher
de leurs mains. [Mais, par Zeus, si vous voulez des dieux
à forme humaine, des dieux qui se laissent voir clairement
et sans illusion, allez donc aux sanctuaires dé Trophonios,
d'Amphiaros et de Mopse: là vous pourrez vous satisfaire.]
Vous y verrez les dieux [que vous souhaitez], non pas une
fois et en passant, comme vous avez vu celui qui a fait de
vous ses dupes, mais d'une façon permanente: vous y
trouverez des dieux qui sont toujours là pour ceux
qui veulent converser avec eux.
92. Ils demanderont encore: " Comment,
si Dieu échappe à nos sens, pourrons-nous le
connaître, comment [d'une façon générale]
peut-on connaître une chose sans le secours des sens
? " Ce n'est guère là le langage d'un homme
ni d'un esprit, mais le cri de la chair. Qu'ils écoutent
cependant, s'ils sont susceptibles de comprendre, tout vils
et tout charnels qu'ils soient. Si, imposant silence à
vos sens, vous élevez votre esprit, et que, vous étant
arrachés à la chair, vous ouvrez les yeux de
l'âme, alors seulement vous verrez Dieu. Mais si vous
cherchez un bon guide [pour vous ouvrir la voie de la connaissance
du divin], tout d'abord ayez bien soin de fuir les imposteurs
et les goëtes, et les introducteurs d'idoles, afin d'éviter
cet excès de ridicule qui consiste à blasphémer
et à traiter d'idoles les autres dieux, cependant que
vous adorez un personnage plus misérable que les idoles,
que disje, inférieur à toute idole, un pur mort,
et que vous lui cherchez un père digne de lui ! Le
même charlatanisme de vos merveilleux directeurs vous
dicte des formules divines à l'adresse du Lion, de
l'Amphibie, du démon à tête d'âne,
et de tous ces autres portiers célestes, dont vous
apprenez avec tant de peine les noms, pour n'en retirer d'autre
profit, ô malheureux ! que celui d'être cruellement
maltraités et mis en croix. [Voulezvous au contraire
de bons guides? Adressezvous aux anciens poètes divinement
inspirés, aux sages, aux philosophes et à Platon,
le maître le plus capable de vous éclairer en
la matière. Il écrit dans son Timée:
" Quant à l'univers, que nous appelons ciel ou
monde, ou de tout autre nom, il faut d'abord, comme pour toute
chose en général, considérer s'il existe
de tout temps, sans commencement, ou s'il est né et
a un commencement. Le monde est né, car il est visible,
tangible et corporel... et tout ce qui naît doit nécessairement,
disons-nous, venir de quelque cause.] Mais il est difficile
de trouver l'auteur et le père de l'univers, et impossible,
après l'avoir trouvé, de le manifester à
tout le monde. " Vous voyez comme les hommes divins ont
cherché la voie de la vérité, et comment
Platon reconnaissait qu'il n'est pas possible à tout
le monde de la suivre. Mais, bien que les sages ne l'aient
trouvée que pour nous donner une idée qui représentât
l'être premier et ineffable, soit en le composant avec
toutes les autres choses, soit en l'en séparant, soit
par analogie, pour faire concevoir ce qui autrement ne se
peut exprimer, si je voulais vous initier à cet enseignement,
je serais surpris que vous puissiez me suivre, asservis que
vous êtes si complètement à la chair,
et n'ayant d'yeux pour ce qui est pur.
Voici cependant: on distingue l'être et le devenir,
l'intelligible et le visible. A l'être se rapporte la
vérité, au devenir l'erreur. La vérité
est objet de science; un mélange de vérité
et d'erreur, objet d'opinion. " Sa connaissance est relative
à l'intelligible, la vue au visible. L'entendement
perçoit l'intelligible, l'oeil le visible. Donc, de
même que dans la sphère des choses visibles le
soleil n'est ni l'oeil ni la vue, mais la cause sans laquelle
l'oeil ne voit pas, la vision ne s'accomplit pas, les objets
visibles ne sont pas perçus, nulle chose sensible n'existe,
et le soleil lui-même ne peut être contemplé;
pareillement, dans la sphère des choses intelligibles,
celui qui n'est ni entendement, ni connaissance, ni science,
est cependant la cause qui fait que l'entendement connaît,
que l'acte de la connaissance s'effectue et que la science
se réalise; la cause qui fait que tous les êtres
intelligibles, la vérité, l'être même,
existent, bien que l'être soit lui-même audessus
de toutes ces choses, étant intelligible par une certaine
puissance ineffable. Je parle pour les hommes doués
de spiritualité. Quant à vous, s'il vous arrive
aussi de comprendre quelque chose, c'est tant mieux pour vous.
S'il vous plaît de croire que quelque esprit est venu
d'auprès de Dieu pour enseigner la vérité
divine, ce sera sans doute celui qui a révélé
ces grandes idées, esprit qui remplissait l'âme
des sages des temps passés, et qui répandait
par leurs bouches tant d'excellentes leçons. Mais si
vous ne pouvez atteindre à ces hauteurs, tenezvous
donc cois et muets, dissimulez votre ignorance et ne dites
pas que ce sont les clairvoyants qui sont aveugles, ceux qui
courent qui sont boiteux, estropiés et boiteux que
vous êtes quant à l'âme, et vivants seulement
pour le corps, c'estàdire pour ce qui, en l'homme,
est chose périssable.
93. Si vous aviez si fort envie de faire
du neuf, combien il eût mieux valu choisir pour le déifier
quelqu'un de ceux qui sont morts virilement et qui sont dignes
du mythe divin ! Si vous répugniez à prendre
Héraclès, Asclépios ou quelqu'un des
anciens héros qui sont déjà honorés
d'un culte, vous aviez Orphée, [poète] inspiré,
nul ne le conteste, et qui périt de mort violente.
Peutêtre direz-vous qu'il n'était plus à
prendre. Soit; mais alors vous aviez Anaxarque, qui, jeté
un jour dans un mortier, comme on l'y pilait cruellement,
moquait son bourreau. " Pilez, pilez, disait-il, l'étui
d'Anaxarque; car, pour luimême, vous ne le toucherez
pas ! ", parole pleine d'un esprit divin. Ici encore,
dirat-on, vous avez été prévenus: il
y a des physiciens qui l'ont choisi pour maître. Que
ne preniez-vous alors Epictète ? Comme son maître
lui tordait la jambe, lui calme et souriant: " Vous allez
la casser, " disai-til; et la jambe en effet s'étant
brisée: " Je vous le disais bien que vous alliez
la casser !
Qu'estce que votre Dieu a dit de pareil au milieu des tourments
? Et la Sibylle, dont plusieurs parmi vous allèguent
l'autorité, que ne l'avezvous prise ? Vous auriez eu
de meilleures raisons pour l'appeler fille de Dieu. Vous vous
êtes contentés d'introduire à tort et
à travers, frauduleusement, nombre de blasphèmes
dans ses livres, et vous nous donnez pour dieu un personnage
qui a terminé par une mort misérable une vie
infâme. Tenez, vous eussiez mieux fait de choisir Jonas,
sorti sain et sauf d'un gros poisson; Daniel, qui échappa
aux bêtes, ou tel autre dont vous nous contez des choses
plus singulières encore.
94. Voici encore un de leurs préceptes:
c'est de ne pas repousser les outrages. " Si on vous
frappe sur une joue, tendez encore l'autre. " C'est là
une vieille maxime déjà redite et bien mieux
dite avant eux: la vulgarité de la forme seule leur
appartient. Écoutez plutôt Platon faisant converser
ensemble Socrate et Criton: " C'est donc un devoir absolu
de n'être jamais injuste ? Sans doute. Si c'est un devoir
absolu de n'être jamais injuste, c'est donc un devoir
de ne l'être jamais, même envers celui qui l'a
été à notre égard, quoi qu'en
dise le vulgaire ? C'est tout à fait mon avis. Mais
quoi, es-til permis de faire du mal à quelqu'un, ou
ne l'est-il pas ?Il ne l'est pas, assurément, Socrate.
Mais enfm, rendre le mal pour le mal, cela est-il juste, comme
le veut le peuple, ou injuste ? Tout à fait injuste:
car faire du mal ou être injuste c'est la même
chose. Sans doute. Ainsi donc c'est une obligation sacrée
de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour
mal. " Ainsi parle Platon, et il ajoute encore: "
Réfléchis donc bien, et vois si tu es réellement
d'accord avec moi, et si nous pouvons établir, en partant
de ce principe, que, dans aucune circonstance, il n'est jamais
permis d'être injuste, ni de rendre injustice pour injustice,
ni mal pour mal; ou bien, si tu penses autrement, interromps
la discussion dès son principe, car, pour moi, je pense
encore aujourd'hui comme autrefois. " Telles étaient
les maximes de Platon, et les hommes divins qui vivaient avant
lui n'en avaient point de différentes.
95. Mais en voilà assez sur ce point
et sur les autres semblables où ils se sont montrés
plagiaires maladroits. Qui voudra voir la chose plus à
fond le pourra faire aisément.
Livre quatrième
97. Venons-en à un autre sujet.
Ils ne peuvent souffrir la vue des temples, des autels ni
des statues. Ils ont cela de commun avec les Scythes, les
nomades de la Libye, les Sères qui n'ont pas de Dieu,
et les autres nations les plus impies et les plus sauvages.
Les Perses partagent le même sentiment, comme Hérodote
le révèle dans ce passage de son histoire: "
Je sais de bonne source que chez les Perses les lois ne permettent
pas d'élever des autels, des temples, des statues:
on taxe de folie ceux qui en érigent. C'est apparemment
qu'ils pensent qu'on ne saurait attribuer aux dieux une origine
ni une forme humaine, comme font les Grecs. " A ce sujet,
Héraclite écrit quelque part: autant vaut parler
à des pierres.
Qu'enseignentils là-dessus de plus sage que ce que
déclare Héraclite? Celui-ci laisse entendre
en somme qu'il est absurde d'adresser des prières à
des statues, à moins de savoir ce que sont les dieux
et les héros. Telle est sa pensée. Mais eux,
ils réprouvent absolument toute image. Estce parce
que de la pierre, du bois, de l'airain ou de l'or mis en oeuvre
par le premier venu ne saurait être un Dieu ? La belle
découverte en vérité ! Qui donc, à
moins d'être plus que simple, peut croire que ce sont
là des dieux et non des objets consacrés aux
dieux ou des images qui les représentent ? S'ils entendent
qu'on ne peut admettre les images divines, parce que Dieu,
comme le pensent les Perses, n'a pas la forme humaine, ils
se contredisent fort étourdiment, eux qui déclarent,
par ailleurs, que Dieu a fait l'homme à sa propre ressemblance
et lui à donné une forme semblable à
la sienne.
98. Il leur arrive en vérité
de concéder que les statues sont élevées
en l'honneur de certains êtres qui leur ressemblent
plus ou moins; mais, disentils, ces êtres à qui
on les consacre ne sont pas des dieux, ce sont des démons;
or, celui qui adore Dieu ne doit pas rendre un culte aux démons.
Tout d'abord je leur demanderai pourquoi il serait interdit
d'honorer des démons ? Estce que toutes choses ne sont
pas gouvernées conformément à la volonté
de Dieu ? Estce que toute Providence ne relève pas
de lui ? Estce que tout ce qui se fait dans le monde, soit
par un Dieu, soit par des anges, soit par d'autres démons
ou héros, n'est pas réglé par les lois
du Dieu souverain ? N'estce pas lui qui a promu pour chaque
fonction particulière un de ces êtres qu'il a
choisi et revêtu de la puissance correspondante ? N'est-il
donc pas juste que celui qui adore Dieu vénère
aussi les êtres auxquels il a délégué
le gouvernement des choses d'ici bas.
99. C'est, répondent-ils, qu'il est
impossible de servir deux maîtres à la fois.Parole
de factieux qui veulent faire bande à part et se séparer
de la société commune. Ceux qui s'expriment
de la sorte prêtent à Dieu leurs propres préjugés.
Parmi les hommes, en effet, on a quelque droit de dire que
celui qui est le serviteur d'un maître ne peut légitimement
se faire le serviteur d'un autre; car le service rendu au
second sera au détriment du service rendu au premier.
Ainsi, quand on s'est d'abord lié à quelqu'un,
on ne peut se donner de nouveau à un autre, et le service
rendu à différents héros et démons
de ce genre, est condamnable en ce qu'il porte préjudice
à l'un d'eux. Mais, pour ce qui regarde Dieu, que ne
peut atteindre ni dommage ni affront, il est absurde d'en
juger comme des hommes, des héros et des autres démons,
et de se faire scrupule de servir plusieurs dieux à
la fois. Servir plusieurs dieux à la fois loin de porter
ombrage au grand Dieu, c'est au contraire, par cela même
qu'on sert quelqu'un des êtres qui relèvent de
lui, lui agréer. Car nul n'a droit à des hommages,
si Dieu ne lui en a donné le privilège; et,
par conséquent, honorer et adorer tous ceux qui sont
à Dieu, ce n'est pas déplaire à Dieu
qui les tient tous sous sa dépendance.
Qui donc, parlant de Dieu, déclare qu'il n'y a qu'un
seul être à qui soit dû le nom de "
Seigneur "est un impie qui divise le royaume de Dieu
et introduit la sédition, comme s'il y avait là
deux partis opposés, comme si Dieu trouvait en face
de soi un rival pour lui tenir tête.
100. Encore si ces genslà ne servaient
qu'un seul Dieu, pourraient-ils peut-être invoquer contre
les autres d'assez fortes raisons: mais non; on les voit honorer
d'un culte hyperbolique ce personnage qui a paru récemment
dans le monde, et ils ne croient pas manquer à Dieu
en se faisant les serviteurs de son ministre. Puis donc qu'en
plus de Dieu ils adorent son Fils, il suit que, de leur propre
aveu, il faut adorer non seulement Dieu, mais ses ministres
pareillement.
101. Et si vous prenez la peine de leur
apprendre que celuici n'est point particulièrement
le Fils de Dieu, mais que tous les hommes ont pour père
ce Dieu qu'à vrai dire il faut seul adorer, ils ne
l'admettront pas et ils voudront adorer en même temps
le chef de leur faction qu'ils ont appelé Fils de Dieu,
non pour honorer Dieu avec plus de piété, mais
pour grandir hors de mesure leur personnage.
Pour prouver que je ne leur prête aucune idée
qui ne leur appartienne, je me servirai de leurs propres paroles.
Dans le Dialogue céleste, ils parlent quelque part
dans le sens que voici et dans ces termes mêmes:
" Si le Fils de Dieu est plus puissant [que son père],
et si le Fils de l'homme est en même temps son propre
maître, quel autre que le Fils de l'homme commandera
au Dieu qui gouverne le monde ? Pourquoi tant de gens sur
le bord du puits et pourquoi personne n'y descend-il ? Pourquoi
après tant de chemin parcouru manques-tu de coeur ?
Tu te trompes, j'ai du coeur et une épée. "
Ne voit-on pas là pleinement le fond de leur pensée
? Ils font du Dieu céleste une personne distincte,
père de celui qu'ils s'entendent à adorer, et
puis, abrités sous le nom du Grand Dieu, c'est leur
chef, le Fils de l'homme, que seul ils adorent, lui attribuant
la suprématie et la souveraineté sur le Dieu
qui gouverne tout. De là le mot d'ordre qu'il ne faut
pas servir deux maîtres, afin que leur faction soit
plus serrée autour de leur maître.
102. Leur aversion pour les temples, les
statues et les autels est comme la marque et le signe de ralliement,
mystérieux et secrets, dont ils ont convenu entre eux.
[Leur refus de participer aux cérémonies publiques
repose sur la même conception erronée de Dieu.
En dépit de la diversité des noms que l'on donne
à celui-ci et de la variété des cérémonies
par lesquelles on essaye de lui rendre hommage,] Dieu est
le Dieu commun de tous les hommes; il est bon, exempt de besoins,
incapable d'envie. Qu'estce donc qui empêche ceux qui
lui sont le plus dévoués de prendre part aux
fêtes publiques, [d'user des viandes consacrées
et de participer aux repas en l'honneur des idoles.] Si ces
idoles ne sont rien, quel mal y a-t-il à s'asseoir
avec tout le monde au festin sacré ? Mais si ce sont
des êtres divins, il est hors de doute qu'ils appartiennent
aussi à Dieu, qu'il faut croire en eux, leur offrir,
conformément aux lois, des sacrifices et des prières
pour s'attirer leur bienveillance.
103. Si c'est par respect pour les traditions
de leurs pères qu'ils s'abstiennent de la chair de
certaines victimes comme celles dont nous parlons, alors ils
devraient aussi rigoureusement s'abstenir de celle de tous
les animaux, comme Pythagore qui croyait honorer de cette
sorte la vie et ses organes. Mais si c'est, comme ils disent,
pour ne pas s'asseoir à la table des démons,
j'admire leur surprenante sagesse qui les fait s'apercevoir,
seulement alors, qu'ils vivent à la table des démons,
et n'y prendre garde que lorsqu'ils ont sous les yeux des
victimes immolées, comme si le pain qu'ils mangent,
le vin qu'ils boivent, les fruits dont ils goûtent,
l'eau dont ils s'abreuvent, l'air même qu'ils respirent,
toutes ces choses n'étaient pas chacune sous la tutelle
de certains démons qui y sont spécialement requis
et de qui il leur faut les recevoir ?
[En effet, l'air et la terre sont pleins de démons,
ministres et serviteurs du Grand Dieu, chargés de gouverner
en son nom la nature entière et la vie de l'homme,
capables de servir ou de nuire.] De deux choses l'une alors
ou bien il faut renoncer absolument à vivre et ne pas
venir au monde; ou bien, puisque nous avons été
mis ici-bas à ces conditions, rendre grâce aux
démons chargés de présider aux choses
de la terre, leur offrir des prémices et des prières,
tant que nous vivons, afin de nous les rendre favorables.
En effet, alors qu'un simple satrape, gouverneur, prêteur
ou procureur du roi de Perse ou de l'empereur romain, et ceux-là
même qui, dans un rang inférieur de la hiérarchie,
exercent les moindres offices et les emplois infimes ont la
faculté de sévir rigoureusement contre ceux
qui ne leur rendent pas hommage, serait-il plausible que [les
démons], ces satrapes et ces ministres de l'air et
de la terre, soient désarmés contre qui les
outrage ?
104. [Les Juifs et les Chrétiens
admettent tout comme nous l'existence de ces ministres du
Grand Dieu et leur rendent hommage à leur façon.
Toute la différence entre eux et nous réside
dans les noms que nous leur conférons]. Si on les désigne
sous des vocables barbares, il est entendu que ces ministres
ont quelque puissance; les nomme-t-on en grec ou en latin,
ils cessent d'en avoir aucune.
105. Regardez-moi [dit à l'appui
l'un d'eux] dressé devant une statue de Zeus, d'Apollon
ou de quelque autre de vos dieux, lui jeter des injures à
la face ou le frapper de mon bâton. On ne le voit pas
se venger !Ne vois-tu pas, pauvre homme, qu'il en est aussi
qui, bravant en face ton démon, ne se contentent pas
de l'injurier ? On te proscrit de toute l'étendue des
terres et des mers, et toi-même, qui es comme une vivante
statue consacrée à ton Dieu, on t'entraîne
et on t'attache à une croix ! Le démon, ou,
comme tu dis, le Fils de Dieu s'en venge-t-il plus pour cela
!
Toi, tu railles et tu insultes les statues de ces dieux! mais
si tu avais outragé Dionysos ou même Héraclès
face à face, tu ne t'en serais sans doute pas tiré
à si bon compte ! Quant à ton Dieu, on l'a saisi
en personne, on l'a étendu sur la croix, torturé
et jamais ses justiciers n'en ont éprouvé le
moindre dommage. Et, réciproquement, depuis ce jour-là,
au cours d'un long laps de temps, vit-on jamais aucune faveur
insigne gratifier ceux qui ont pu croire que ce personnage
était non un simple magicien, mais le Fils de Dieu
? Que dire de celui qui l'avait envoyé avec ses instructions
à porter au monde ? Le messager a été
cruellement châtié et a emporté avec lui
son message dans le néant, et depuis tant de temps
son père n'a pas encore sévi ? Se peuti-l qu'n
père soit à ce point dénaturé
?Mais, Jésus, dis-tu, voulait ce qui est arrivé,
et s'il a subi cet excès d'outrages, c'est que tel
était son bon plaisir.Mais de ces dieux que tu insultes,
je pourrais aussi dire la même chose, et que c'est pour
cette raison qu'ils supportent les blasphèmes. Car
il ne faut pas voir de différence là où
il n'y en a pas. Et encore, nos dieux savent-ils au moins
punir durement leurs blasphémateurs, les réduisant
à fuir, à se cacher, et à périr
s'ils sont pris.
106. Qu'est-il besoin, au surplus, de rappeler,
au sujet de ces dieux, tous les oracles rendus par les prophètes,
par les prophétesses et tant d'autres personnages,
hommes ou femmes divinement inspirés ? Combien de paroles
merveilleuses sorties du fond du sanctuaire ? Que de choses
les immolations et les sacrifices n'ont-ils pas révélées
à ceux qui y eurent recours ? Combien ont été
découvertes par d'autres signes miraculeux ? Combien
de personnes sont encore favorisées d'apparitions qui
les éclairent ! Il n'est pas de vie d'homme où
cela ne se rencontre. Que de cités relevées,
que de cités délivrées de la peste ou
de la famine, grâce aux oracles ! Combien, qui les ont
méprisés ou négligés, ont péri
misérablement ! Par la voix des oracles que de colonies
ont été fondées, et, pour leur avoir
obéi, sont devenues florissantes ! Combien de princes,
combien de particuliers ont vu leur situation s'améliorer
ou empirer suivant le cas qu'ils en ont fait ! Que de personnes,
désolées de n'avoir pas d'enfants, ont vu par
eux leurs voeux comblés ! Combien ont pu échapper
à la colère des démons ! Que de paralytiques
guéris ! Et, inversement, combien, pour avoir violé
le respect dû aux sanctuaires, ont été
sur le champ punis ! Les uns ont été frappés
sur l'heure de démence; les autres ont avoué
eux-mêmes leurs propres crimes; ceux-ci se sont tués
de leurs mains; ceux-là ont été saisis
de maladies incurables. Parfois même on en a vus qu'a
foudroyés une voix redoutable partie du fond du sanctuaire.
I07. Comme toi, mon bon ami, qui crois aux
châtiments éternels, les exégètes,
les télestes et les mystagogues de nos mystères
y ajoutent foi tout pareillement. De la même manière
que tu en menaces les autres, eux aussi t'en menacent. La
question est de savoir qui d'entre vous a raison, c'est-à-dire
a la vérité de son côté. Car, pour
ce qui est de vos discours, toi et les autres, vous revendiquez
également le droit de parler comme vous le faites.
Mais s'il faut en venir aux preuves, ceuxci en produisent
un grand nombre et de l'espèce la plus convaincante
qu'ils tirent des prodiges accomplis par divers démons
et des réponses de toute sorte d'oracles.
I08. [Il est vrai qu'aucun d'entre eux ne
s'est avisé de déclarer que l'homme, une fois
mort, renaîtra tout entier de ses cendres. Mais quoi
de plus absurde que votre dogme de la résurrection
?] Vous espérez et désirez que votre corps ressuscite
lui-même tel qu'il est, comme si vous n'aviez rien de
meilleur ni de plus précieux: et ensuite vous l'exposez
de gaieté de coeur aux supplices comme une chose vile
! Mais des hommes, entêtés de pareilles idées
et aussi asservis à leur corps, ne méritent
pas qu'on discute avec eux sur ce sujet. Ce sont gens grossiers
et impurs qui, contre toute raison, ont la tête tournée
par leurs idées sectaires. Quant à ceux qui
croient à l'éternité de l'âme ou
du principe pensant, de quelque nom qu'ils se plaisent à
le nommer, essence spirituelle, esprit intelligent, saint
et bienheureux, âme vivante, rejeton céleste
et incorruptible d'une nature divine et incorporelle, avec
ceux-là on peut, Dieu merci, converser. Ils sont au
moins sensés en ce qu'ils croient au bonheur futur
de ceux qui auront bien vécu, et au châtiment
éternel des méchants: c'est un dogme que ni
eux ni personne ne doit jamais abandonner.
109. Mais, puisque les hommes sont nés
avec un corps, soit que l'économie universelle l'exigeât
ainsi, soit en expiation de leurs fautes, soit à cause
des passions qui chargent l'âme et l'appesantissent
icibas jusqu'à ce qu'elle se soit purifiée au
cours de diverses évolutions fixées d'avance
[car il est nécessaire, suivant Empédocle, que,
pendant trois fois dix mille ans, l'âme, changeant de
forme avec le temps, erre loin du séjour des Bienheureux],
il y a lieu de croire que les hommes sont sous la garde de
certains êtres supérieurs chargés du soin
de cette prison.
II0. De deux choses l'une dès lors:
refusent-ils de suivre les cérémonies publiques
et de rendre hommage à ceux qui y président;
alors qu'ils renoncent à prendre la robe virile, à
se marier, à devenir pères, à remplir
les fonctions de la vie; qu'ils s'en aillent tous ensemble,
loin d'ici, sans laisser le moindre rejeton et que la terre
soit purgée de cette engeance. Mais, s'ils veulent
se marier, avoir des enfants, manger des fruits de la terre,
participer aux choses de la vie, à ses biens comme
à ses maux, il faut qu'ils rendent à ceux qui
sont chargés de tout administrer les honneurs qui leur
sont dus. Il faut qu'ils s'acquittent de tous les devoirs
de la vie, jusqu'à ce qu'ils soient délivrés
des liens qui les y attachent: autrement, ils paraîtraient
singulièrement ingrats envers ces êtres supérieurs,
car il est injuste de participer aux biens dont ils disposent,
et de ne leur rendre aucun hommage en retour.
111. Tout ici-bas, jusqu'aux plus petites
choses, a été confié aux mains de quelque
puissance. Les croyances des Egyptiens nous en font foi. D'après
eux, trente-six démons ou dieux de l'air on en compte
quelquefois davantage encore se sont partagés le corps
de l'homme en trente-six parties. Chacun d'eux a été
désigné pour veiller sur une de ces parties.
Ils savent les noms de ces dieux dans la langue du pays. Ce
sont : Chnoumen, Chachoumen, Cnath, Sicath, Biou, Erou, Erebiou,
Rhamanor, Reianoor et les autres, qui portent des noms égyptiens.
C'est en invoquant ces dieux qu'ils guérissent les
maladies de chacune des parties du corps. Qu'estce donc qui
empêche de rendre un léger hommage à ces
dieux et aux autres, si on préfère la santé
à la maladie, une vie heureuse à une vie misérable,
si l'on souhaite d'être à l'abri des incarcérations
et des supplices autant que ce peut faire ?
II2. [Il importe toutefois de ne rien exagérer.]
Il faut prendre garde, en se livrant à ces pratiques,
de s'en éprendre à l'excès, de s'absorber
dans la préoccupation de son corps en négligeant
ou en faisant table rase de soins plus relevés. Sur
ce point, il convient peut-être d'ajouter foi aux sages
qui nous disent que la plupart des démons se complaisent
dans les choses périssables, sont avides du sang et
du fumet des sacrifices, s'attachent aux concerts et aux plaisirs
semblables, sans être capables de rien de meilleur que
de guérir les corps, de prédire l'avenir aux
hommes et aux cités, sans rien savoir ni pouvoir faire
qui dépasse les limites de la vie mortelle. Il faut
honorer ces êtres parce que cela est utile. Mais le
mieux est encore de croire que les démons ne manquent
de rien, n'ont besoin de rien, mais qu'ils se réjouissent
des sentiments qu'on leur témoigne.
113. [Tenons-nous en à ce principe:]
jamais, en aucune façon, il ne faut abandonner Dieu,
ni le jour ni la nuit, ni en public, ni en particulier. Nous
devons continuellement, et dans nos paroles et dans nos actions,
et même quand nous ne parlons ni n'agissons, tenir notre
âme tendue vers Dieu. Cela posé, quel mal y a-t-il
à chercher à nous attirer la bienveillance de
ceux qui ont reçu de Dieu leur pouvoir, et, en particulier,
celle des rois et des puissants de la terre ? Ce n'est pas,
en effet, sans l'intervention de la volonté divine
qu'ils ont été promus au rang qu'ils occupent.
114. Ah! sans doute, s'il s'agissait d'obliger
un homme pieux à commettre quelque action impie ou
à prononcer quelque parole honteuse, il aurait raison
d'endurer mille tortures plutôt que de le faire; mais
ce n'est pas le cas, quand on vous commande de célébrer
le Soleil ou de chanter un bel hymne en l'honneur d'Athéna.
Ce sont là des formes de la piété, et
il ne saurait y avoir trop de piété. Vous admettez
les anges; pourquoi n'admettez-vous pas les démons
ou dieux subalternes ? Si les idoles ne sont rien, quel mal
y a-t-il à prendre part aux fêtes publiques ?
S'il y a des démons, ministres du Dieu tout puissant,
ne faut-il pas que les hommes pieux leur rendent hommage ?
Vous paraîtrez en effet d'autant plus honorer le Grand
Dieu que vous aurez mieux glorifié ces divinités
secondaires. En s'appliquant ainsi à toutes choses,
la piété gagne en perfection.
II5. Supposez même qu'on vous ordonne
de jurer par le chef de l'Empire. Il n'y a encore rien de
mal à le faire. Car, c'est entre ses mains qu'ont été
remises les choses de la terre et c'est de lui que vous recevez
tous les bienfaits de l'existence. Il convient de s'en tenir
à l'antique parole: IL faut un seul roi, celui à
qui le fils de l'artificieux Saturne a confié le sceptre.
Si vous cherchez à ébranler ce principe, le
prince vous punira, et il aura raison; car si tous les autres
faisaient comme vous, rien n'empêcherait que l'Empereur
demeurât seul et abandonné et que le monde ne
devînt la proie des barbares les plus sauvages et les
plus grossiers. Il n'y aurait bientôt plus trace de
votre belle religion, et c'en serait fait de la gloire de
la vraie sagesse parmi les hommes.
116. Vous ne vous attendez pas, je suppose,
à ce que les Romains délaissent, pour embrasser
votre foi, leurs traditions religieuses et civiles, et invoquent
votre Dieu, le Très-Haut ou de quelque nom que vous
l'appeliez, afin qu'il descende du Ciel et combatte pour eux,
en sorte qu'ils n'aient besoin d'aucun autre secours. Car
ce même Dieu, à vous entendre, avait autrefois
promis les mêmes choses et de plus magnifiques encore
à ses fidèles . Or vous voyez quels services
il a rendus aux Juifs et à vous mêmes Ceux-là,
au lieu de l'empire du monde; n'ont même plus une motte
de terre ni un foyer. Et, quant à vous, s'il reste
encore quelques Chrétiens errants et cachés,
on les cherche pour leur faire subir la peine capitale.
117. Il n'est pas tolérable
de vous entendre dire: " Si les empereurs qui règnent
aujourd'hui, après s'être laissés persuader
par nous, couraient à leur perte, nous séduirions
encore leurs vainqueurs. Si ceux-ci tombaient de la même
manière, nous nous ferions encore écouter de
leurs successeurs, jusqu'à ce que tous ceux qui nous
auraient crus fussent exterminés de pareille façon
par les ennemis. " Sans doute, c'est ce qui ne manquerait
pas d'arriver, à moins qu'un pouvoir plus éclairé
et plus prévoyant ne vous détruise tous de fond
en comble avant que de périr lui meme par vous. S'il
était possible que tous les peuples qui habitent l'Europe,
l'Asie, l'Afrique, tant Grecs que Barbares, jusqu'aux extrémités
du monde, fussent unis par la communauté d'une même
foi, peut-être une tentative du genre de la vôtre
aurait-elle chance de réussite; mais cela est pure
chimère, étant donnée la diversité
des populations et de leurs coutumes. Qui se met pareil dessein
en tête témoigne par cela même qu'il est
aveugle. Soutenez l'empereur de toutes vos forces, partagez
avec lui la défense du droit; combattez pour lui, si
les circonstances l'exigent; aidez-le dans le commandement
de ses armées. Pour cela, cessez de vous dérober
aux de voirs civils et au service militaire; prenez votre
part des fonctions publiques, s'il le faut, pour le salut
des lois et la cause de la piété.
FIN
Texte complet de Louis Rougier; Edition J.J. Pauvert 1965
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