Extrait de "La Guerre des juifs" (VIII; 2
- 13), par Flavius Josephe :
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2. Il y a, en effet, chez
les Juifs, trois écoles philosophiques : la première
a pour sectateurs les Pharisiens, la deuxième les Sadducéens,
la troisième, qui passe pour s’exercer à
la sainteté, a pris le nom d'Esséniens[, Juifs
de naissance, mais plus étroitement liés d'affection
entre eux que les autres, ces hommes répudient les
plaisirs comme un péché et tiennent pour vertu
la tempérance et la résistance aux passions.
Ils dédaignent le mariage pour eux-mêmes, mais
adoptent les enfants des autres, à l'âge où
l'esprit encore tendre se pénètre facilement
des enseignements, les traitent comme leur propre progéniture
et leur impriment leurs propres mœurs. Ce n’est
pas qu'ils condamnent en principe le mariage et la procréation,
mais ils redoutent le dévergondage des femmes et sont
persuadés qu'aucune d'elles ne garde sa foi à
un seul homme
3. Contempteurs de la richesse, ils pratiquent entre eux un
merveilleux esprit de communauté. Personne chez eux
qui surpasse les autres par la fortune ; car leur loi prescrit
à ceux qui adhèrent à leur secte de faire
abandon de leurs biens à la corporation, en sorte qu'on
ne rencontre nulle part chez eux ni la détresse de
la pauvreté ni la vanité de la richesse, mais
la mise en commun des biens de chacun donne à tous,
comme s'ils étaient frères, un patrimoine unique[.
Ils considèrent l'huile comme une souillure, et si
l'un d'eux a dû malgré lui se laisser oindre,
il s'essuie le corps : car ils prisent fort d’avoir
la peau rude et sèche et d'être toujours vêtus
de blancs[. Ils ont, pour veiller aux intérêts
communs, des administrateurs élus, à qui le
suffrage de tous désigne leurs services particuliers
.
4. Ils ne forment pas une ville unique, mais vivent dispersés
en grand nombre dans toutes les villes. Quand des frères
arrivent d'une localité dans une autre, la communauté
met tous ses biens à leur disposition, comme s’ils
leur appartenaient : ils fréquentent chez des gens
qu'ils n'ont jamais vus comme chez d'intimes amis. Aussi,
dans leurs voyages n'emportent-ils rien avec eux, si ce n'est
des armes à cause des brigands. Dans chaque ville est
délégué un commissaire spécialement
chargé de ces hôtes de la communauté ;
il leur fournit des vêtements et des vivres. Leur habillement
et leur tenue ressemblent à ceux des enfants élevés
sous la férule d'un maître. Ils ne changent ni
de robe ni de souliers avant que les leurs ne soient complètement
déchirés ou usés par le temps. Entre
eux rien ne se vend ni ne s'achète : chacun donne à
l'autre sur ses provisions le nécessaire et reçoit
en retour ce dont il a besoin ; mais, même sans réciprocité,
il leur est permis de se faire donner de quoi vivre par l'un
quelconque de leurs frères.
5. Leur piété envers la divinité prend
des formes particulières. Avant le lever du soleil,
ils ne prononcent pas un mot profane : ils adressent à
cet astre des prières traditionnelles, comme s'ils
le suppliaient de paraître. Ensuite, leurs préposés
envoient chacun exercer le métier qu'il connaît,
et jusqu'à la cinquième heure ils travaillent
de toutes leurs forces ; puis ils se réunissent de
nouveau dans un même lieu, ceignent leurs reins d'une
bande de lin et se lavent tout le corps d'eau froide. Après
cette purification, ils s'assemblent dans une salle particulière
où nul profane ne doit pénétrer ; eux-mêmes
n'entrent dans ce réfectoire que purs, comme dans une
enceinte sacrée. Ils prennent place sans tumulte, puis
le boulanger sert à chaque convive un pain, le cuisinier
place devant lui un plat contenant un seul mets Le prêtre
prononce une prière avant le repas, et nul n'y peut
goûter que la prière ne soit dite. Après
le repas, il prie derechef ; tous, au commencement et à
la fin, rendent grâce a Dieu, dispensateur de la nourriture
qui fait vivre. Ensuite, dépouillant leurs vêtements
de repas comme des robes sacrées retournent à
leurs travaux jusqu'au soir. Alors, revenus au logis commun,
ils soupent de la même manière, cette fois avec
leurs hôtes s'il s'en trouve de passage chez eux. Ni
cri, ni tumulte ne souille la maison : chacun reçoit
la parole à son tour. Pour les gens qui passent, ce
silence à l'intérieur du logis apparaît
comme la célébration d'un mystère redoutable
; mais la cause en est simplement dans leur invariable sobriété,
dans leur habitude de mesurer à chacun la nourriture
et la boisson nécessaires pour le rassasier, sans plus.
6. Tous leurs actes en général s'exécutent
sur l'ordre de leurs préposés, mais il y a deux
vertus dont la pratique ne dépend que d'eux-mêmes
: l'assistance d'autrui et la pitié. Il leur est permis,
en effet, de secourir, sans autre formalité, ceux qui
en sont dignes et qui les en prient, comme aussi de donner
des vivres aux nécessiteux. Cependant, ils n'ont pas
le droit de faire des dons à leurs proches sans l'autorisation
des préposés. Ils savent gouverner leur colère
avec justice, modérer leurs passions, garder leur foi,
maintenir la paix. Toute parole prononcée par eux est
plus forte qu'un serment, mais ils s'abstiennent du serment
même, qu'ils jugent pire que le parjure, car, disent-ils,
celui dont la parole ne trouve pas créance sans qu'il
invoque Dieu se condamne par là même. Ils s'appliquent
merveilleusement à la lecture des anciens ouvrages,
choisissant surtout ceux qui peuvent servir au bien de l'âme
et du corps. C'est là qu'ils cherchent, pour guérir
les maladies, la connaissance des racines salutaires, et des
vertus des pierres.
7. Ceux qui désirent entrer dans cette secte n'en obtiennent
pas aussitôt l'accès. Le candidat fait un stage
extérieur d’une année, pendant laquelle
il est astreint au genre de vie des Esséniens ; on
lui donne une hachette, la ceinture dont j'ai déjà
parlé et le vêtement blanc. Quand il a fourni
pendant le temps prescrit la preuve de sa tempérance,
il est associé encore plus étroitement au régime
des confrères : il participe aux lustrations du bain
de purification, mais il n'est pas encore admis aux repas
en commun[. Car après qu'il a montré son empire
sur ses sens, il faut encore deux ans pour éprouver
son caractère. Si l'épreuve est manifestement
satisfaisante, il est alors admis dans la communauté.
Mais avant de toucher à la nourriture commune, il s'engage
envers ses frères, par de redoutables serments, d'abord
à vénérer la divinité, ensuite
à observer la justice envers les hommes, à ne
faire tort à personne ni spontanément ni par
ordre ; à toujours détester les injustes et
venir au secours des justes ; à garder sa foi envers
tous, particulièrement envers les autorités,
car c'est toujours par la volonté de Dieu que le pouvoir
échoit à un homme. Il jure que si lui-même
exerce le pouvoir il ne souillera jamais sa magistrature par
une allure insolente ni ne cherchera à éclipser
ses subordonnés par le faste de son costume ou de sa
parure ; il jure de toujours aimer la vérité
et de confondre les menteurs ; de garder ses mains pures de
larcin, son âme pure de gains iniques ; de ne rien tenir
caché aux membres de la secte et de ne rien dévoiler
aux profanes sur leur compte, dût-on le torturer jusqu'à
la mort. Il jure encore de transmettre les règles de
la secte exactement comme il les a reçues, de s'abstenir
du brigandage et de conserver avec le même respect les
livres de la secte et les noms des anges. Tels sont les serments
par lesquels les Esséniens enchaînent les néophytes.
8. Quelqu'un d'entre eux est-il pris sur le fait commettant
un délit grave, ils le chassent de la communauté.
Souvent l'expulsé trouve une mort misérable
: car, lié par ses serments et ses habitudes, il ne
peut toucher aux aliments des profanes ; réduit à
se nourrir d'herbes, il meurt le corps épuisé
de faim. Aussi ont-ils souvent repris par pitié ces
malheureux au moment où ils allaient rendre le dernier
soupir, considérant comme suffisante pour leur péché
cette torture poussée jusqu'à la mort.
9. Ils dispensent la justice avec beaucoup de rigueur et d'impartialité.
Ils se rassemblent, pour juger, au nombre de cent au moins,
et la sentence rendue est immuable. Après le nom de
Dieu, celui du législateur est chez eux l'objet d'une
vénération profonde ; quiconque l'a blasphémé
est puni de mort. Ils regardent comme louable de suivre l'autorité
de l'âge et du nombre ; dix Esséniens siègent-ils
ensemble, nul ne pourra parler si les neuf autres s'y opposent.
Ils évitent de cracher en avant d'eux ou à leur
droite, et observent plus rigoureusement que les autres Juifs
le repos du sabbat ; car ils ne se contentent pas de préparer
la veille leur nourriture pour n'avoir pas à allumer
de feu ce jour-là : ils n'osent ni déplacer
aucun ustensile ni même satisfaire leurs besoins naturels.
Les autres jours, ils creusent à cet effet une fosse
de la profondeur d'un pied à l'aide d'un hoyau -car
telle est la forme de cette petite hache que reçoivent
les néophytes - et l'abritent de leur manteau pour
ne pas souiller les rayons de Dieu ; c'est là qu'ils
s'accroupissent, puis ils rejettent dans la fosse la terre
qu'ils en ont tirée. Ils choisissent pour cela les
endroits les plus solitaires : et, bien qu'il s'agisse là
d'une évacuation, ils ont l'habitude de se laver ensuite
comme pour se purifier d'une souillure.
10. Ils se divisent en quatre classes suivant l'ancienneté
de leur admission aux pratiques ; les plus jeunes sont réputés
tellement inférieurs à leurs aînés
que si un ancien vient à toucher un nouveau il doit
se purifier comme après le contact d'un étranger.
Ils atteignent un âge avancé, la plupart même
passent cent ans, et ils doivent cette longévité,
suivant moi, à la simplicité et à la
régularité de leur vie. Ils méprisent
les dangers, triomphent de la douleur par la hauteur de leur
âme et considèrent la mort, si elle se présente
avec gloire, comme préférable à une vie
immortelle. La guerre des Romains a éprouvé
leur force de caractère en toutes circonstances : les
membres roués, tordus, brûlés, brisés,
soumis à tous les instruments de torture afin de leur
arracher un mot de blasphème contre le législateur
ou leur faire manger des mets défendus, on n'a pu les
contraindre ni à l'un, ni à l'autre, ni même
à flatter leurs tourmenteurs ou à verser des
larmes. Souriant au milieu des supplices et raillant leurs
bourreaux, ils rendaient l'âme avec joie, comme s'ils
devaient la reprendre bientôt.
11. En effet, c'est une croyance bien affermie chez eux que
le corps est corruptible et la matière qui le compose
inconsistante, mais que l'âme est immortelle et impérissable,
qu'elle habitait l'éther le plus subtil, qu'attirée
dans le corps comme dans une prison, elle s'unit à
lui par une sorte de charme naturel, que cette âme une
fois détachée des liens de la chair, débarrassée
pour ainsi dire d'un long esclavage, prend son vol joyeux
vers les hauteurs. D'accord avec les fils des Grecs, ils prétendent
qu'aux âmes pures seules est réservé un
séjour au delà de l'Océan, un lieu que
n’importunent ni les pluies, ni les neiges, ni les chaleurs
excessives, mais que le doux zéphyr, soufflant de l'Océan,
vient toujours rafraîchir ; les âmes impures,
au contraire, ils les relèguent dans un abîme
ténébreux et agité par les tempêtes,
foisonnant d'éternelles souffrances. C'est dans la
même pensée, ce me semble, que les Grecs consacrent
à leurs vaillants, à ceux qu'ils appellent héros
et demi-dieux, les îles des bienheureux, aux âmes
des méchants, l'Hadès, la région de l'impiété,
ou, d'après leurs légendes, les Sisyphe, les
Tantale, les Ixion et les Tityos sont au supplice : croyance
où l'on retrouve d'abord l'idée de l'immortalité
des âmes, ensuite la préoccupation d'exhorter
à la vertu et de détourner du vice car les bons,
pendant la vie, deviendront meilleurs par l'espérance
des honneurs qu'ils obtiendront après leur mort, et
les méchants mettront un frein à leurs passions
dans la crainte que, même s'ils échappent de
leur vivant au châtiment, ils ne subissent, après
leur dissolution, un châtiment éternel. Tels
sont les enseignements religieux des Esséniens, appât
irrésistible pour ceux qui ont une fois goûté
à leur sagesse
12. Il y en a même parmi eux qui se font fort de prévoir
l'avenir à force de s'exercer par l'étude des
livres sacrés, les purifications variées et
les paroles des prophètes et il est rare qu'ils se
trompent dans leurs prédictions
13. Il existe encore une autre classe d'Esséniens,
qui s'accordent avec les autres pour le régime, les
coutumes et les lois, mais qui s'en séparent sur la
question du mariage. Ils pensent que renoncer au mariage c'est
vraiment retrancher la partie de la vie la plus importante,
à savoir la propagation de l'espèce ; chose
d'autant plus grave que le genre humain disparaîtrait
en très peu de temps si tous adoptaient cette opinion.
Ils prennent donc leurs femmes à l'essai, et après
que trois époques successives ont montré leur
aptitude à concevoir, ils les épousent définitivement
. Dès qu'elles sont enceintes, ils n'ont pas commerce
avec elles, montrant ainsi qu'ils se marient non pour le plaisir,
mais pour procréer des enfants. Les femmes usent d'ablutions
en s'enveloppant de linges comme les hommes d'une ceinture.
Tels sont les usages de cette classe d'Esséniens.
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